BOUFFES-PARISIENS. – OUVERTURE DE LA SALLE DES CHAMPS-ELYSÉES.
A Monsieur B. Jouvin, au couvent de la Grande-Chartreuse, près Grenoble.
Mon cher ami,
Me voilà forcé d’empiéter sur vos attributions en rendant compte moi-même, et de ma plume, de l’ouverture de la salle des Bouffes-Parisiens aux Champs-Elysées, je vous attends depuis bientôt un mois pour reprendre votre service ; mais Bourdin prétend, – qu’ayant trouvé là-bas, chez les chartreux, de vieux livres et d’excellente cuisine, vous avez dit adieu à Paris et au monde dramatique, – vous avez jeté le journalisme aux orties, et qu’endossant le froc, vous êtes entré dans l’ordre sous le nom de père Bénédict ; s’il a deviné juste, ce que je commence à croire, ne dites jamais à ces bons religieux que nous avons esquissé à longs traits les portraits de ces dames de théâtre ! Vivez bien et longtemps, et ayez beaucoup… de plaisir.
Je passe à des choses plus sérieuses, attention ! Il s’agit des Bouffes-Parisiens, et il ne serait pas bon de plaisanter. Il maestro Jacques Offenbach n’aime pas les articles bouffes. Ah s’il apprenait, par hasard, qu’entre nous il nous arrive d’appeler son théâtre un boui-boui !… Qu’il l’ignore toujours, et pour garder à jamais ce secret, ce secret si terrible, je compte sur votre discrétion et sur celle de nos lecteurs.
L’ancienne salle – celle qui a ouvert le 5 juillet 1855 avec les Deux aveugles et la Nuit blanche, laissait trop à désirer sous le point de vue du comfort ; il a donc fallu la reconstruire presque en totalité ; elle ne contenait l’année dernière que 338 places – je ne parle pas de celles que des habitués enthousiastes accaparaient chaque soir sur les rampes d’escalier ; – les loges étaient petites, peu aérées ; les stalles étroites, et rembourrées de bonnes intentions seulement. Vous rappelez-vous, à ce sujet, que lorsque nous apercevions sur le boulevard un monsieur traînant la jambe et accusant des symptômes de courbature, nous ne manquions jamais de parier qu’il avait passé la veille une délicieuse soirée aux Bouffes ?
Offenbach a pensé que cet état de choses ne pouvait pas se perpétuer, et, ne l’eût-il pas compris, la commission admiministrative, chargée de visiter les salles de spectacle, l’eût mis dans la nécessité d’aviser, en supprimant, comme incommodes, un cinquième des anciennes places. – Il fallu s’occuper de regagner le terrain perdu ; on a donc démoli un mur, et tout d’abord on a trouvé l’emplacement,de sept loges de face aussi commodes qu’élégantes.
Enfin, par suite d’autres changements dans la distribution, il y a aujourd’hui 29 loges au lieu de 21, et, au total, les 338 places étroites et presque impossibles de l’ancienne salle sont remplacées par 372 places larges et commodes, à tel point, mon cher Jouvin, que le ventre de notre bon et excellent ami J. Janin tiendrait rondement dans une seule stalle, et que deux compositeurs de la puissance d’Offenbach y joueraient à l’aise une partie de piquet. Les loges du fond surtout ont été très appréciées par le public, qui n’a qu’à ouvrir une porte pour être à même d’embrasser l’aspect et d’aspirer à pleins poumons l’air des Champs-Elysées.
La décoration de la salle est ingénieusement conçue ; elle est coquette et simple à la fois, c’est-à-dire coquette sans recherche et simple sans pauvreté ; de légers filets d’or encadrent des panneaux de fleurs sur un fond blanc et azur, voilà tout.
L’éclairage est bien compris ; enfin, l’aspect général est charmant, et Offenbach, enchanté du résultat, a résolu de modifier, dans des conditions semblables, la décoration un peu lourde et même la distribution de la salle Choiseul.
Maintenant que j’ai rempli la tâche que n’aurait pas dû me laisser Bourdin, passons à la vôtre, mon cher Jouvin, et causons musique.
Les Dragées du baptême, à-propos musical, est un petit ouvrage dans lequel MM. Dupeuty et Bourget ont semé à profusion les mots et les calembredaines ; quant à la musique elle revenait de droit à Offenbach. J’ai remarqué des couplets, bien réussis, un air parfaitement chanté par Guyot, et un fort joli trio pour mesdemoiselles Hermès, Nevers et Maréchal. – Cette dernière, que vous ne connaissez pas encore, est une charmante jeune fille à la voix très pure ; elle a complètement réussi ; c’est une excellente acquisition, – sauf appel devant la cour, – vous Jouvin, – mais, j’en suis sûr, vous n’infirmerez pas mon jugement.
La Rose de Saint-Flour est une pièce auvergnate aussi auvergnate que possible. – On prétend qu’Offenbach, qui ne recule devant aucune dépense, en a fait diriger la mise en scène et en accent par le grand maître de tous les Auverpins d’Auvergne et de Savoie, Palianti. – C’est si rempli de fouchtra et de Catharina qu’on n’y comprend pas grand’chose ; on se croirait en plein Issoire ou encore aux vrais Bouffes, où les chanteurs de tous les pays se croient le droit, en vertu
d’un i ajouté à leur nom, de chanter le premier patois venu sous prétexte d’italien. L’auteur, Michel Carré, peut-être trop consciencieux au point de vue du style, a mis beaucoup de gaieté dans le libretto, – c’est surtout très bien coupé musicalement parlant.
Ceci m’amène tout naturellement à la partition, – ce qui est peut-être un bien grand mot pour une opérette. – Les couplets chantés par la gentille Schneider sont très gracieux, la romance sentimentale de Pradeau Chette marmitte, hélache, est une cantilène ravissante qui, soupirée sérieusement dans un grand ouvrage, ferait fureur. – Quant à la ronde : Nous n’étions ni hommes ni femmes, c’est une trouvaille, et comme entrain et comme couleur. En l’écoutant, on a envie de danser la bourrée, et en sortant, tout le monde la chante. – Je suis bien certain que Musard va en faire un quadrille au plus vite.
Pradeau est toujours l’admirable comique que vous savez, avec cette gaieté franche et communicative dont le sourire ferait éclater de rire un derviche ; Petit est un Auvergnat de l’année de la comète ; quant à mademoiselle Schneider, c’est bien la plus charmante Pierrette qu’on puisse voir, – j’allais ajouter, et entendre. – Malheureusement sa voix, dirigée avec beaucoup de goût, – manque parfois d’ampleur et ne suffit pas toujours à remplir la petite salle des Bouffes.
Ouf ! j’ai accompli ma… non, votre tâche, et cela avec la modestie qui convient une doublure, j’aurais pu aussi bien ou aussi mal qu’un autre, larder mon compte-rendu de mots techniques, d’expressions musicales ; mais non, j’ai bien assez de soutenir la polémique Lamartine. Il paraît, si Villemot est bien renseigné, et il doit l’être en sa qualité de chroniqueur, que vous n’êtes pas des nôtres et que vous appartenez au grand parti des chenets, c’est tout simple, en votre nouvelle qualité de moine, vous protégez les frères quêteurs ; quant à Villemot, je ne suis pas sa dupe : comme tous les artistes de talent, il abuse de son succès, et choisit ses rôles, absolument comme Bouffé, qui n’accepte que ceux où il vend son piano. – Vous savez l’origine de l’expression, la fameuse, scène de Pauvre Jacques, où Bouffé faisait pleurer la salle en disant : j’ai vendu mon piano. – Donc Villemot passe à l’état de facteur et vend le piano de Lamartine. Il défend l’opprimé, et c’est un rôle sympathique par excellence, car la sympathie pour le grand poète a remplacé, pour le quart d’heure, le fameux air des fraises, voilà donc notre chroniqueur qui, l’orgue placé sur la hanche et s’arqueboutant [1] sur le pied gauche en fléchissant fortement le corps, se met à jouer.
Ah ! qu’il fait donc bon,
Qu’il fait donc bon, etc.
A vous dire vrai, mon cher Jouvin, quand je réfléchis, Villemot et vous me semblez avoir été changés en nourrice depuis quinze jours, – c’est-à-dire un peu tard.
Tout à l’heure, nous parlions de Bouffé vendant son piano, je vous parie ce que vous voudrez que cette expression va disparaître sous peu du vocabulaire de l’argot artistique, et qu’avant six mois, quand on voudra parler de comédiens jouant des rôles à senlimentaleries faits à l’adresse des bourgeois, on les appellera des vendeurs de chenets.
Tenez-vous le pari ?
H. de Villemessant.