On répète activement aux Variétés. Le théâtre fait relâche depuis lundi et la première du Docteur Ox aura lieu vendredi prochain.
Ces répétitions du soir se font naturellement à huis clos. Sauf MM. Bertrand et Chavannes qui prennent des notes, M. Drauer, le dessinateur des costumes et M. Robecchi, le décorateur, il n’y a dans la salle que M. Jules Verne, les auteurs du poème et M. Offenbach.
J’ai raconté, à propos de la répétition générale de Dora, comment Sardou fait répéter. Voyons, à propos du Docteur Ox, comment fait répéter Offenbach.
Le maestro arrive presque toujours au théâtre avant l’heure fixée pour la répétition.
Il monte au cabinet du directeur où il discute certains détails matériels de mise en scène, examine les croquis des costumes, les maquettes des décors et demande des changements.
Car Offenbach dont la nervosité est légendaire, dormant peu, continue presque toujours à travailler, chez lui, la nuit, à l’opérette qu’il fait répéter.
Le lendemain, il vient au théâtre avec de nombreux projets de modification.
– Voici comment il faudrait arranger telle scène ! Voici comment j’allège telle introducteur ! Les couplets de… vous savez bien… au second acte…
– Ah ! oui, ils sont charmants !
– Eh bien, je les coupe !
– Pourtant ?
– Je les coupe ! Ils font longueur !
Offenbach est l’ennemi implacable des longueurs. Le morceau le mieux réussi, s’il lui paraît ralentir la marche de l’ouvrage, il le coupe sans hésiter. Alors tout le monde s’écrie :
– Vous coupez cela ? Un effet si sûr ! C’est un meurtre, un suicide !
Puis, au bout d’une répétition ou deux, tout le monde est forcé d’avouer qu’il a bien fait.
Il est une heure. La répétition va commencer.
Offenbach descend sur la scène, enveloppé dans une énorme fourrure, si énorme que c’est à peine si l’on voit sa tête entre le collet et le chapeau.
Autour de lui, à l’avant-scène, tout un état-major : le directeur, ses collaborateurs, M. Marius Boullard, le chef d’orchestre ; M. Cognet, l’accompagnateur ; M. Bonnesœur, le régisseur.
M. Cognet donne les premiers accords sur son piano ; M. Boulard fait signe aux masses ; on attaque.
Justement, la veille, comme il avait quitté la répétition un peu plus tôt que de coutume, on a réglé la mise en scène d’un chœur.
C’est ce chœur qu’on chante.
Offenbach écoute et regarde en souriant, les deux mains appuyés sur sa canne, la tête penchée en avant. Peu à peu le sourire s’accentue jusqu’au moment où Offenbach bondit, brandit sa canne en l’air, la laisse retomber sur le plancher de la scène après avoir fouetté le vide et s’écrie :
– Très bien, mes enfants, c’est pas ça du tout !
On s’arrête. En un clin d’œil, Offenbach a tout dérangé, puis tout remis en place. Tout à l’heure c’était terne, lent ; maintenant c’est vif, enlevé. Sa musique elle-même, si essentiellement scénique, se transforme grâce à ce changement de mise en scène.
C’est que le maestro écrit rarement un morceau sans savoir où il placera les personnages qui doivent le chanter, quels sont les mouvements qui pourraient lui nuire ou lui servir.
Il y a dans le Docteur Ox, un final chanté et dansé que les artistes et les chœurs ont répété pendant une huitaine de jours assis. Quand le moment est venu de le mettre en scène, Offenbach l’a débrouillé en moins de deux heures. C’est que tout en le composant, il avait casé dans son cerveau les allées et venues de tous ses personnages, réglé les défilés, compté pour ainsi dire les pas. Aussi pas une mesure de trop à l’orchestre. Tout cela s’emboitait comme les morceaux épars d’un jeu de patience qui finissent par représenter un paysage.
Une fois qu’Offenbach s’est levé, on est sûr qu’il n’est pas près de s’asseoir.
On n’entend plus que ses interruptions.
– Ce n’est pas cela ! Par ici donc ! Ce n’est pas ce que j’avais réglé hier ! Recommençons ! Recommençons tout, tout, tout !
Et il quitte sa fourrure pour la remplacer par un pardessus plus léger.
C’est généralement au pardessus d’un de ses collaborateurs qu’il réservé l’honneur de succéder à sa fourrure.
Mais ce changement de pardessus a presque toujours une influence sérieuse sur la suite de la répétition. Ayant la liberté complète de ses mouvements, Offenbach devient terrible. Il court, il se démène, poussant des hurras [1] à la tête des choristes, dansant, battant la mesure avec sa canne et marquant le rhythme avec ses deux pieds jusqu’au moment où, hors d’haleine, n’en pouvant plus, il vient tomber sur une chaise, à l’avant-scène, en essayant de dissimuler une grimance de douleur.
Car si Sardou a ses névralgies, Offenbach a un ennemi non moins redoutable : la goutte. Il y a entre eux deux qu’une différence, mais elle est énorme : Sardou aime qu’on s’informe de sa santé, qu’on le console, qu’on l’entoure de petits soins, qu’on lui prodigue des remèdes, qu’on le plaigne enfin ; Offenbach, au contraire, ne veut jamais avoir l’air de souffrir. Souvent la douleur est la plus forte et l’oblige à rester assis pendant une partie de la répétition. Mais il n’en dit rien à personne. Jamais la moindre plainte. Tout au plus si on l’entend murmurer :
– Je suis un peu fatigué.
De temps en temps, surtout au moment des dernières répétitions, Offenbach se tourne vers un de ses collaborateurs et lui dit :
– Ce tableau-là, je le laisserai filer ! Ils peuvent bien dire ce qu’ils veulent, je ne les interromprai pas !
Je crois qu’au moment où il dit cela, sa résolution est sincère. Mais au bout d’une minute, il n’y tient plus et on l’entend s’écrier :
– Très bien, mes enfants, c’est très bien ! Recommençons !
Le « Très bien. Recommençons. » d’Offenbach est légendaire dans les théâtres.
Ses colères aussi.
Mais ce sont des colères bien éphémères qui se dissipent comme elles sont venues, et telle apostrophe commencée un peu durement finit presque toujours par un compliment.
Voilà comment Offenbach fait répéter.
Un Monsieur de l’Orchestre.