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La Soirée Théâtrale – Geneviève de Brabant

Le Figaro – Vendredi 26 février 1875

Sept heures et demie sonnaient à l’horloge des Arts-et-Métiers.

Sans faire à Sarcey la concession de finir tôt, M. Offenbach a du moins voulu commencer son spectacle de bonne heure. Aussi puis-je garantir au critique du Temps qu’une bonne moitié des spectateurs de la Gaîté ira souper cette nuit. Si cela ne profite pas à l’art dramatique, cela profitera toujours aux restaurateurs.

M. Vizentini monte au fauteuil rouge du chef d’orchestre. Pan, pan, pan, voilà l’ouverture.

Sept heures et demie sonnaient à l’horloge des Arts-et-Métiers.

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Peu d’opérettes ont subi autant de transformations que Geneviève de Brabant.

La première, celle des Bouffes, n’obtint qu’un demi-succès. La partition parut charmante, mais le poème long et ennuyeux.

M. Crémieux entreprit avec M. Tréfeu la confection d’une Geneviève nouvelle. Il garda les morceaux devenus populaires, mais démolit si bien le premier poème qu’Offenbach lui-même ne s’y reconnut plus.

Ainsi restaurée, l’héroïne légendaire du moyen-âge reparut sur la petite scène des Menus-Plaisirs.

On se souvient de l’immense vogue de cette nouvelle édition. Pièce et musique allèrent aux nues.

La voici arrivée à sa troisième incarnation.

L’opérette-bouffe est devenue un opéra-féerie et l’opéra d’aujourd’hui exige plus de monde sur la scène de la Gaîté que l’opérette d’autrefois n’attirait de spectateurs dans la salle microscopique des Menus-Plaisirs.

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Un public choisi et ne demandant qu’à s’amuser à cette première tant attendue.

L’opéra-féerie de la Gaîté s’adresse surtout aux enfants et aux familles ; on y a accumulé, en fait de ballets, de défilés et de trucs, tout ce qui peut divertir les enfants ; mais ce soir ce n’est pas devant des collégiens ni devant des babys qu’on joue. Ah ! mais non : A de rares exceptions près, je ne vois que des majeurs. Les dames elles-mêmes ont dépassé l’âge des jeux innocents.

En attendant qu’un autre que moi juge l’opéra et la féerie, je veux essayer de vous décrire les principaux décors et les plus jolis costumes, tout le côté pittoresque enfin de cette immense machine.

Le rideau est levé sur le premier acte – la place de l’hôtel de ville de Curaçao en Brabant (ne cherchez pas cela sur la carte géographique, M. Verne est resté étranger à l’affaire) – et les costumières travaillent encore aux costumes du second. On coud, on rogne, on ajoute. On entend dans les couloirs des loges d’artistes des cris désespérés :

– Je n’ai pas mes bottines !
– Je n’ai pas mes cheveux !
– Jamais je ne serai prête !
– Mon maillot a craqué dans le dos !

Tout le monde a la fièvre.

Le foyer est plein d’enfants qui se préparent pour le défilé. Il y en a une centaine au moins. C’est tout un petit peuple à gouverner, et un petit peuple difficile, allez.

Je vois une marquise de huit ans qui pleure à chaudes larmes.

– Qu’as-tu, gamine ?
– J’sais pas où est ma maman… j’ai perdu ma maman !

Godin, le chef machiniste, a gardé tout son sang-froid. Il commande d’une voix calme et brève. Le sort de la bataille est entre ses mains.

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Premier costume de Thérésa : la nourrice ambulante.

Une robe en laine écrue relevée sur une jupe de laine rouge, petit corsage noir, bonnet de génisse en laine écrue, perruque rousse.

Premier costume de Mlle Perret-Geneviève : robe de brocart bleu clair avec cœurs brodés en or, manches et collerette de drap d’or.

Premier ballet : nounous et bébés, en l’honneur de la Saint-Poupart, un saint qui n’a rien de commun avec l’auteur de la Maîtresse légitime.

C’est un ballet comique pour lequel Grévin a inventé des costumes qui sont les chefs-d’œuvre du genre.

Les nounous ne sont peut-être pas tout à fait conformes à celles qu’on voit aux Tuileries et au Palais-Royal, mais il ne faut pas oublier que ce sont des nounous du moyen-âge.

Telles qu’elles sont, elles m’ont paru charmantes avec leurs jupes blanches écrues, garnies de rubans roses en zigzags et des dessus gris perle à appliques roses. Sous le grand bonnet de génisse – c’est le terme exact – les frimousses se dessinent gentiment et quand, toutes assises, elles se mettent à bercer leurs bébés dans leurs bras, doucement, en mesure, le coup d’œil est d’une originalité bien gracieuse.

Aux nounous se mêlent de jolis larbins tout rouges ; puis des enfants prodiges en roulières, coiffés d’énormes bourrelets à rubans roses et bleus ; des pioupious fantaisistes, des laitières blanches et noires, des moutards de toutes les tailles. C’est un mélange de grand effet et admirablement réglé.

– Ma foi, disait un monsieur qui s’engage volontiers dans les corps… de ballet, cela me donne envie de retourner en nourrice !

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Deuxième acte. Deuxième costume de Thérésa : gouvernante de bonne maison.

Tunique mi-partie soie blanche rayée mauve, mi-partie drap d’or, relevée sur un dessous de satin cerise. Carreaux en satin cerise appliqués sur le corsage.

Deuxième costume de Mlle Perret : robe en soie blanche avec des appliques de cœurs roses. Quant à la coiffure qui a paru si bizarrement fantaisiste, elle est l’exacte reproduction d’une coiffure moyen âge : la coiffure Henin.

Si Mlle Perret est jolie en Geneviève comme elle était belle en Diane, ses suivantes aussi sont bien agréables à regarder. Angèle, Elvire Gilbert, Julia H., ne sont pas seulement des dames d’honneur ; ce sont des dames de beauté.

Le costume d’Angèle mérite une mention spéciale : il est en cachemire jaune brodée d’or à agréments violets, le dessous vert brodé d’or, les manches pendantes doublées en violet.

L’acte se termine par le fameux final, aussi célèbre que celui d’Orphée : le départ pour la Palestine.

Le décor représente la grande place de la ville de Curaçao.

Les maisons de briques rouges aux toits pointus sont bien en harmonie avec les oriflammes et les banderolles [1] multicolores dont elles sont pavoisées. Ses tours de formes bizarres et tourmentées rappellent le Kremlin de Moscou. Les lointains sont doux et lumineux.

Dans ce finale il s’agissait de refaire le défilé d’Orphée sans refaire le défilé d’Orphée.

On a eu recours aux enfants. On aime les enfants au théâtre, Offenbach en a mis partout. Ce sont les enfants qui nous présentent les moyens de locomotion passés et présents, depuis l’arche de Noé jusqu’au chemin de fer, en comprenant la brouette, le char antique, l’autruche, le chameau, le palanquin chinois, le canot, la gondole, le vapeur, la frégate, le carrosse doré, la chaise à porteurs, le petit panier cher aux cocottes, la diligence, le ballon, le traîneau, tout ce qui se meut, par la vapeur ou par la mécanique, tout ce qui roule, tout ce qui flotte, tout ce qui nous porte et nous transporte, sur terre, sur mer et dans les cieux.

Les charmants costumes microscopiques du défilé ont été dessinés par Stop.

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Mais il faut abréger. Au troisième acte – l’acte des hommes d’armes – je ne vois à signaler que les costumes de chasseurs hongrois (nous sommes en Brabant) – des chasseurs roses à tuniques d’or, le manteau bleu relevé à doublure de molleton blanc, le chapeau hongrois en molleton à écharpe bleue.

Puis le troisième acte de Thérésa : la sorcière du ravin.

Une sorcière de salon, en tunique rouge à étoiles d’or ; chapeau pointu noir à étoiles d’or et à écharpe rouge, long voile noir à étoiles d’or tombant dans le dos.

Thérésa a énergiquement refusé de se faire vieille et horrible comme il convient à toute sorcière qui se respecte.

Je ne me sens pas le courage de lui en vouloir.

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Quatrième acte. Le palais des Diamants, le ballet des Enchanteresses, la cour d’Amour d’Armide, le défilé des Amoureux, une orgie de lumières et de couleurs, des nymphes roses, des nymphes mauves, des almées, des amazones, des diamantines, des scintillements de cuirasses et de boucliers, de diamants et de topazes, des entassements de fleurs d’argent, une forêt de lances, des chairs, des maillots, des chansons à boire, des tyroliennes, des pirouettes, des groupes, que sais-je ?

Armide évoque les amoureux de l’histoire, de la légende et de la fiction, et les amoureux paraissent.

Ce sont Adam et Eve, Hercule et Omphale, Philémon et Baucis, Daphnis et Chloé, Paul et Virginie, Héro et Léandre, Judith sans Holopherne, Desdémone et Othello, Roméo et Juliette, Almaviva et Rosine, Guillaume Tell et Mathilde, Raoul et Valentine, Faust et Marguerite.

C’est Angèle qui représente Marguerite – après la scène du jardin bien entendu.

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Le cinquième acte est à l’apothéose, une merveille de MM. Greeve and son de Londres.

Un peu aussi à la biche, la fameuse biche de Geneviève.

Détruisons quelques illusions.

Il paraît que la carrière théâtrale est fatale aux biches. Les biches ne résistent pas aux feux de la rampe. Aussi la biche de Geneviève est tout simplement un lévrier, un lévrier habillé en biche, si bien habillé que la ressemblance est parfaite.

C’est dans cet acte qu’on nous montre Geneviève-Perret et sa suivante Angèle, costumée selon la complainte :

Le comte aussitôt faisant sa poursuite,
Pour la tire de ce lieu si promptement,
Vit la figure
D’une créature
Qui était nue auprès de son enfant.

Les pauvres femmes persécutées, pour être agréable à la censure ont trouvé des peaux de bique dans la forêt. Mais enfin la complainte y trouve encore son compte

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Deux heures sonnent à l’horloge des Arts et Métiers.

La Gaîté a fermé ses portes. Des couples affamés descendent le boulevard Sébastopol. On va prendre d’assaut les cabinets des restaurants.

Assez de Brabant, la parole est à Brébant.

UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.

[1SIC

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