Théâtre des Variétés. – Le Docteur Ox, opéra bouffe en quatre
actes et six tableaux, de MM. Jules Verne, Phil. Gille et Mortier,
musique d’Offenbach. Première représentation le 26 janvier.
Quiconque a lu l’amusante nouvelle de Jules Verne se représente
aisément le trouble que cause à Quiquendonne, la ville calme s’il
en fut, l’expérience du docteur Ox, aidé de son fidèle Ygène.
Sous le fallacieux prétexte d’éclairer les rues et les monuments
publics au moyen d’un nouveau gaz, le gaz oxyhydrique, le savant
s’est avisé de ne laisser échapper que de l’oxygène dans des proportions démesurées ; l’air en est saturé, et les Quiquendonniens, inconscients du phénomène qui les surexcite, arrivent rapidement à
un diapason jusqu’alors inconnu dans les Flandres. Plus de silence
dans les maisons, plus de conversations lentes, plus de flegme dans
les allures, plus de bons rapports entre voisins, que dis-je ? plus de
principes dans les familles ! Le bourgmestre, Van Tricasse, met sa
propre bague au doigt de Lotché, sa servante, reprend la parole
qu’il a donnée à Frantz, et promet sa fille Suzel au docteur Ox,
dont il admire le génie ; Mme Van Tricasse prête l’oreille aux propos
galants du conseiller Niklausse. En un mot, tout est changé dans
la bonne ville de Quiquendonne : la fièvre a gagné tous les cerveaux.
Ox est ravi du résultat de son expérience, mais ce qui l’enchante
moins, c’est de se rencontrer nez à nez avec Prascovia, une princesse caucasienne qu’il a épousée à demi dans un de ses voyages, et
qui s’est mise à sa poursuite avec une escorte déguisée en bohémiens ; elle-même s’est métamorphosée en Salomé, et, comme
Mme Judic est infiniment plus jolie que la Salomé de Regnault, le
contraste cause une délicieuse impression. Jalouse de Suzel, Prascovia
essaie, mais inutilement, de faire enlever son gredin de chimiste,
et prend alors un parti héroïque, préférant s’exposer à la mort plutôt
que de laisser s’accomplir le mariage de sa rivale. En pleine kermesse, grâce à ses beaux yeux, elle obtient d’Ygène la clef du modérateur, et offre ensuite à Ox de la lui rendre s’il consent à l’épouser ; par malheur elle a égaré la clef, et……… l’usine fait explosion. Au demeurant, la catastrophe, qui ne cause d’ailleurs aucun accident, arrive à point : l’exaltation des Quiquendonniens ne connaissait plus de bornes ; la politique faisait des ravages, les exagérés se montraient ; bref, il était temps que la ville rentrât dans son état normal
Bien entendu, le docteur Ox s’engage à réparer ses torts à l’égard
de Prascovia, et Frantz épousera Suzel dans sept ou huit ans, suivant les anciennes coutumes.
A en juger par ce qui précède, il semblerait que la pièce dût être très-amusante ; il faut bien le dire, elle manque un peu de gaieté ; le croirait-on ?
Prascovia ne figure pas dans la nouvelle d’où est tirée la pièce, et les auteurs, à notre avis, ont été heureusement inspirés en introduisant un rôle aussi mouvementé, s’harmonisant aussi bien avec l’effervescence générale, sans cesser pour cela d’être toujours en
évidence. Mme Judic le joue à ravir et lui donne une valeur inestimable. Tour à tour elle paraît en Salomé, ainsi que nous l’avons
dit, en domestique flamande, en mousquetaire et en princesse caucasienne ; il serait difficile de se prononcer sur celui de ces travestissements qui lui sied le mieux, car tous lui vont à merveille.
La partition est charmante, l’entrain ne lui fait pas défaut, et, à plusieurs reprises, elle affecte même une certaine coquetterie. Le
premier acte, notamment, renferme de jolis morceaux d’ensemble,
ainsi qu’une vraie perle fine, la chanson de la Guzla, un des plus
grands succès de Mme Judic ; citons au second acte le duo en
hollandais de Prascovia et Ox, et au troisième, également un duo
sur le mot Thesaurochrysonichochrisidès, autrement dit, le secret du
modérateur.
Dupuis est excellent dans le personnage du docteur Ox, Léonce
très-amusant dans celui d’Ygène, Pradeau a bien le type du bourgmestre ; il joue avec une verve inouïe ; la scène de l’escalier de la tour fait le plus grand honneur à son talent ; Mme Aline Duval est
parfaite dans le rôle de Mme Van Tricasse. Mmes Angèle (Lotché),
Beaumaine (Suzel), MM. Baron (Niklausse), Emmanuel (Koukouma),
Dailly, Hamburger, Bac, tous enfin forment un ensemble des plus
complets. Dans cet ensemble, nous avons remarqué avec plaisir
Emmanuel, qui fait valoir énormément un rôle trop effacé pour son
talent de chanteur et de comédien.
Mise en scène superbe où le gaz oxyhydrique tient naturellement
une place éblouissante.
E. Mathieu D’Auriac.