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La Soirée Théâtrale – La Fille du Tambour-Major

Le Figaro – Dimanche 14 décembre 1879

Notre collaborateur, Le Monsieur de l’Orchestre, qu’une indisposition éloigne depuis quelques jours du Figaro, passe la plume à son ami, Le Strapontin d’Orchestre, qui le remplacera jusqu’au jour de son rétablissement que nous espérons très prochain.

LA FILLE DU TAMBOUR-MAJOR

C’était à prévoir.

Le froid – ce froid ridicule qui nous obligeait à nous déguiser en Lapons – le froid venant à cesser tout à coup, nos théâtres engourdis devaient se ranimer comme par enchantement.

Cela n’a pas manqué, et le dégel des neiges va avoir pour conséquence un véritable dégel de premières. En voyant leurs semblables patauger dans la boue, les quelques directeurs qui ajournaient l’apparition de leurs pièces nouvelles n’ont plus eu qu’une pensé : nous les donner dès hier ; dès ce soir au plus tard, malgré les notes officielles des courriers dramatiques, qui depuis quelques jours, nous renvoyaient à la semaine prochaine… ou à la Trinité.

Seulement, comme ces excellents directeurs en prenaient un peu plus à leur aise depuis quelque temps, ce dégel inespéré les a surpris au milieu des répétitions générales. Seul, le directeur des Folies-Dramatiques, plus bouillant et plus impétueux que les autres, en sa qualité de nouveau venu, a pu dépenser la somme d’activité nécessaire pour arriver à passer aujourd’hui.

Il y a encore deux jours, M. Blandin disait d’une voix douce et mélancolique, tout en regardant d’un œil résigné les immenses blocs de neige du boulevard.
— Oh ! il reste beaucoup à faire ! la mise en scène n’est pas définitivement réglée… les rôles ne sont pas bien sus… rien n’est prêt ; la Fille du Tambour-Major ne passera pas de sitôt.

Mais par exemple, hier, vendredi, dès qu’il entendit parler de dégel, le même M. Blandin s’écria, avec la même conviction, mais d’une voix beaucoup plus forte :
— Il ne reste plus rien à faire !… la mise en scène est établie depuis longtemps… les rôles sont trop bien sus… tout est prêt : la Fille du Tambour-Major passera demain !

Et la Fille en question a passé comme il l’avait dit. Elle a passé quand même, et surtout malgré l’opposition énergique d’Offenbach.

Il est vrai qu’en pareil cas, un directeur doit toujours compter sur l’opposition du maestro. Offenbach, bien différent en cela de tous ses admirateurs, n’est jamais complètement satisfait de son œuvre. De même que Gondinet, il cherche à perfectionner, à améliorer jusqu’au dernier moment ; il prodigue les béquets musicaux et ne trouve, en aucun cas, que la pièce est prête à passer.

Le dégel a été, pour lui, une surprise bien cruelle, voyant le froid se prolonger ; il s’était dit avec ravissement :
— Je vais donc pouvoir les faire répéter deux ou trois mois de plus !

Hélas !… il oubliait que rien n’est éternel, pas même le verglas de 1879 !

Aussi la déception a été terrible.

Lorsqu’il apprit, hier, au théâtre, que sa Fille du Tambour-Major serait jouée ce soir, Offenbach se fâcha comme il sait se fâcher à l’occasion.
— Ah ! c’est comme cela ! s’écria-t-il en foudroyant M. Blandin du regard ; et bien ! passez si vous voulez… Je m’en lave les mains !… Je jure que je ne m’occupe plus de la pièce !

Serment… d’artiste ! car deux minutes après, Offenbach, oubliant ses propres menaces, se démenait en scène au milieu de ses interprètes et donnait à tous les conseils suprêmes du maître.

Au moment de partir, alors que chacun lui apportait les souhaits de la dernière heure, il laissa même échapper ce demi aveu :
— Mes enfants, je suis content de vous… nous sommes presque prêts !

Et chacun de se frotter les mains en se répétant tout bas :
— Faut-il que la pièce soit assez bien sue, pour qu’il nous en dise autant !

La mise en scène de la Fille du Tambour-Major est tout à fait luxueuse. On voit que M. Blandin nous est arrivé de Reims avec l’attention bien arrêtée de se faire classer parmi les directeurs prodigues. Voulant renverser les antiques traditions et se signaler d’une façon vraiment originale, il s’est dit :
— Je serai fastueux aux Folies-Dramatiques !

Et, comme disent les braves gens de son quartier, il n’a pas regardé à la dépense !

Ainsi, ayant à jouer une pièce en trois actes, il a tenu cependant à avoir quatre décors, soit une moyenne d’un décor et un tiers par acte. Tous les quatre sont du reste fort réussis : le dernier notamment, représentant la grande place de Milan, est tout à fait remarquable.

Les costumes surtout méritent une importante mention. Selon l’usage de la maison, il ont été tracés par l’excellent Luco ; seulement, cette fois, le comique-dessinateur ordinaire des Folies s’est absolument surpassé. Il en a donné à M. Blandin pour son argent. C’est ce que nous pouvons appeler du bon Luco, et du Luco d’autant meilleur que le crayon de l’artiste a été guidé, me dit-on, par les excellents conseil [1] du peintre Detaille.

Naturellement, M. Luco, dessinateur, se garde bien d’oublier M. Luco, artiste. Il habille ses camarades de son mieux, c’est très bien ; mais il tient à être au moins aussi bien habillé qu’eux. Pour les éclipser complètement, il s’y est pris d’une façon fort ingénieuse, qui prouve à la fois en faveur de son goût et de sa modestie.
— Je tiens tellement à avoir un joli costume, a-t-il dit à Detaille, que je vais vous prier de me le dessiner vous-même.

Le peintre s’est exécuté de fort bonne grâce et nous a fait de Luco le plus beau tambour-major qu’on ait jamais vu en tête d’un régiment d’opérette.

Mais la plus grande préoccupation de Blandin-le-Magnifique a été, depuis deux mois, le grand défilé qui termine la Fille du Tambour-Major et qui représente l’entrée de Bonaparte et de son armée à Milan. Dès les premiers jours, il témoigna à Offenbach le désir de dépenser des sommes folles pour ce clou-final. Le maestro était obligé de modérer cette ardeur de mise en scène à outrance.
— Ne vous emballez pas trop ! lui disait-il, les défilés, les cortèges, ça coûte horriblement cher. Croyez-en mon expérience.
— Je ne puis cependant faire entrer Bonaparte avec quatre hommes comme un petit caporal, objectait Blandin. Je tiens à ce que ce soit tout un Régiment qui passe. Il faut des sapeurs en tête !
— Des sapeurs, soit !
— Et derrière les sapeurs, il faut bien les tambours de Luco et puis la musique militaire jouant le Chant du Départ… Que diable ! nous faisons de l’histoire !

Une seule chose manquait au directeur des Folies.
— Nous représentons l’entrée de Bonaparte, disait-il… quel dommage qu’on ne puisse montrer Bonaparte en personne comme au cinquième acte des Chevaux du Carrousel.

Ce qui a consolé M. Blandin, ce soir, c’est la présence de M. Sardou dans une avant-scène.

Grâce à la fameuse ressemblance que l’on sait, il a cru voir, pendant le défilé, le Premier-Consul passant en revue son armée d’Italie.

Aucun incident n’est venu interrompre la marche de la pièce et Offenbach a dû reconnaître lui-même que déciment on était bien prêt.

Seul, l’âne de Mlle Noémie – la gracieuse vivandière de la 20e demi-brigade – a montré quelque hésitations au premier acte. On m’assure pourtant que c’est un âne qui a des planches.

Il prendra sa revanche aux représentations suivantes. D’ailleurs, il faut dire qu’il n’a répété qu’une fois à l’orchestre.

On lui a mis un raccord pour demain dans la journée.

Le premier acte se passe dans un couvent de jeunes filles, bientôt envahi par les soldats.

Tout d’abord, chacun, dans la salle, a pensé qu’on allait assister au développement de l’action des couplets militaires, déjà si populaires, de la Femme à Papa.

Mais le fameux colonel, chanté par Judic, ne s’est pas présenté.

C’est une véritable opérette militaire que la Fille du Tambour-Major. Le titre promet et la pièce tient : il y a des roulements de tambour, des marches guerrières, voire un grand combat au sabre qui termine d’une façon très belliqueuse le final du second. On se croirait au bon temps de l’ancien cirque du boulevard du Temple, ce qui explique l’exclamation d’un de mes voisins :
— Nous sommes aux Folies-Olympiques !

M. Maugé a obtenu un immense succès – je parle du priseur, n’ayant pas mission de m’occuper du comédien et du chanteur – en se servant délicatement d’une petite cuillère en argent pour puiser dans sa tabatière ; il prend son tabac comme d’autres prennent leur potage.

Voilà un procédé auquel n’a jamais songé M. Thiron, pour le Marquis de la Seiglière.

Il n’y a pas de bonne fête aux Folies-Dramatiques sans les Girard – ne pas confondre avec les Girard des Folies-Bergère.

A toutes les premières de ce théâtre, nous étions déjà certains d’applaudir le ménage Girard. Mais cette fois, notre plaisir a encore été augmenté, car nous avons vu et entendu dans la soirée, non-seulement Mme Simon-Girard et M. Max Simon-Girard, son époux, mais encore Mme Girard, leur mère et belle-mère.

Il y a eu émulation entre les trois Girard qui se sont fait bisser à qui mieux mieux. Mme Simon Girard s’est même fait trisser deux fois pour sa seule part.

Je remarque que tous trois paraissent tendrement unis ; ils ne s’envient pas de leurs succès respectifs. Quand l’un d’eux est applaudi, tous trois saluent en même temps. On voit qu’ils sont heureux de se trouver ensemble, et vraiment cette union est bien faite pour justifier le proverbe :

Où peut-on chanter mieux qu’au sein de sa famille ?

Un Strapontin d’Orchestre

[1SIC

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