LES CENTIÈMES
A l’heure matinale où paraîtront ces lignes, des hommes pâles et exténués, des femmes rouges et animées, sortiront du théâtre des Variétés, en évitant le regard curieux du balayeur municipal.
Ce sont des journalistes et des artistes qui viendront de souper et de danser en l’honneur de la centième du Grand-Casimir.
Ah ! ces soupers de centième ! Voilà des solennités usées jusqu’à la corde, et comme il va falloir se dépêcher d’inventer autre chose ! J’estime d’abord que, sans en avoir l’air, ces petites fêtes sont en train de porter un tort considérable à l’art dramatique. L’auteur qui n’a pas eu son souper de centième est maintenant considéré comme un écrivain d’ordre inférieur et dans lequel il n’est vraiment pas permis d’avoir confiance. Le directeur ne cherche plus que des pièces pouvant mener au souper de centième. Le bon vaudeville d’autrefois, qui se jouait quarante ou cinquante fois avec une moyenne honorable, et qui suffisait à faire la réputation de son auteur, il n’en faut plus. On veut remplir quand même sa salle cent fois de suite. On cherche à y arriver par tous les moyens possibles et on y arrive le plus souvent à force de clous fameux, d’engagements d’artistes spéciaux, de réclames, de costumes éblouissants, de toilettes à sensation. Mais ce côté fort intéressant de la question demande à être étudié à loisir. Pour le moment, je me borne à souhaiter que l’on introduise au moins un peu plus de variété dans la manière de célébrer les centièmes.
Et si j’émets ce vœu à l’occasion de la centième d’une pièce de deux de mes camarades, c’est parce que je sais que MM. Prével et Saint-Albin sont de mon avis et qu’ils auraient bien voulu, eux aussi, trouver une mode nouvelle pour fêter le succès de leur Grand Casimir.
Ils ont formé et discuté une quantité de projets.
— Que penserais-tu, disait Saint-Albin à Prével, d’un déjeuner à bord d’un bateau à vapeur qui descendrait la Seine jusqu’à Mantes ?
— Peuh ! Au mois d’avril ! Par le temps qu’il fait !
— Que penserais-tu, disait Prével à Saint- Albin, d’une partie champêtre, voyage par train spécial, déjeuner sous la tonnelle et courses aux ânes après le déjeuner ?
— J’ai consulté le bureau météorologique du New-York Herald il fera mauvais jusqu’au 24, et notre centième a lieu le 21 !
— Si nous donnions la fête au cirque Fernando, opinait M. Bertrand ? Comme cela on pourrait faire leur part aux chevaux ?
— Le cirque Fernando est bien grand, répliquait M. Chavannes, et je ne pense pas que vous ayiez l’intention d’inviter mille personnes.
Baron résumait admirablement la situation
— Ces soupers, disait-il, ne font plaisir à personne ni à ceux qui les donnent, ni à ceux qui les mangent. Distribuez-nous donc tout simplement notre part en cadeaux !
La perplexité était au fond de tous-les esprits, quand quelqu’un – je ne sais plus qui – émit une idée excellente. La centième de l’Age ingrat a lieu sous peu, dit-il ; Pailleron a horreur des choses banales ; c’est un homme ingénieux qui trouvera une fête amusante : faisons ce que l’on va faire au Gymnase !
L’idée fut acceptée par acclamation.
La centième de l’Age ingrat arriva, et le Gymnase ne fit rien du tout.
— Attendons encore, se dit-on ; Madame Favart arrive à sa centième dans quelques jours ; la prodigalité d’Offenbach est bien connue, celle de Cantin aussi ; faisons ce que l’on va faire aux Folies-Dramatiques !
La centième de Madame Favart eut lieu, et les Folies-Dramatiques ne firent rien du tout.
— Il nous reste Chabrillat, se dit-on encore. C’est un directeur nouveau. Pour fêter les superbes recettes de l’Assommoir, il aura quelque inspiration de génie. Décidons-nous à faire ce que l’on fera à l’Ambigu.
Et, à la centième de l’Assommoir, l’Ambigu ne fit rien du tout.
Voilà pourquoi nous avons cette nuit le souper du Grand Casimir, comme nous avons eu le souper de Niniche, comme nous avons eu le souper de la Cigale, et comme nous aurons le souper d’un tas d’autres pièces qui se joueront cent fois au théâtre des variétés.
(...)
Un Monsieur de l’orchestre.