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Lettres anecdotiques du Baron Grimm – Le Dîner de la Collaboration

Le Figaro – Samedi 31 mars 1877

Mon collaborateur, le Monsieur de l’Orchestre, nous a appris que M. Offenbach, que je n’ai pas l’honneur de connaître, avait eu l’idée de fonder un dîner d’auteurs dramatiques, qui s’appellerait le dîner de la Collaboration. « C’est une idée heureuse, ajoute le confident de M. Offenbach, de laquelle naîtra plus d’une collaboration fructueuse. »

Mêlé toute ma vie aux luttes politiques, je ne suis pas très compétent en matière de théâtre, mais il me semble que ce dîner de la Collaboration est destiné à engendrer beaucoup moins de pièces que de coups de couteau.

Je crois que les réunions mensuelles d’hommes de théâtre sont destinées à donner les mêmes résultats que les réunions d’hommes politiques. J’admets les dîners d’épiciers, les repas de notaires, les festins de pédicures ; mais les gueuletons intimes d’hommes de plume ou de paroles ne sont et ne peuvent être que des banquets fratricides, où le débinage sert d’entrée, de premier service et d’entremets sucré.

Je me figure aisément quel sera le premier de ces dîners, inaugurés par le plus spirituel des compositeurs. Offenbach présidera et prononcera tout d’abord quelques paroles, pleines de verve, dans lesquelles il recommandera à ses convives de vivre en parfait accord et dans l’harmonie la plus absolue.

La conversation s’engagera tout aussitôt. On parlera du Théâtre Contemporain. Tout le monde tombera d’accord pour déclarer que Scribe est le dernier des crétins. Il y aura là un moment d’expansion des plus fraternelles.

M. NUITTER, très aimable à MM. Leterrier et Vanloo. – Ainsi, vous faites toujours cinq mille avec la Marjolaine ?

MM. LETERRIER ET VANLOO. – Toujours, c’est une bonne leçon pour Lecocq, qui n’a jamais réussi qu’avec nos pièces. Voyez plutôt les recettes de Kosiki.

M. BUSNACH. – Eh dites donc, je suis là, et Kosiki est de moi. Vous pourriez faire un peu attention à ce que vous dites.

MM. LETERRIER ET VANLOO. – Mille pardons. Nous voulions parler du Pompon.

MM. CHIVOT ET DURU. – Quoi le Pompon ? Qu’est ce que vous avez à dire du Pompon ?

M. NUITTER à M. Noriac. – Et la Sorrentine ? Il paraît que ça ne va pas très fort.

M. NORIAC. – C’est de la faute à Moinaux. Il ne veut jamais m’écouter.

M. MOINAUX. – C’est-à-dire que si vous aviez suivi mes conseils, nous avions trois actes irrésistibles.

M. CRÉMIEUX. – Voyons, ne vous fâchez pas. Il ne faut pas que les collaborateurs se jettent la pierre réciproquement. Tenez, voyez plutôt Blum et moi comme nous sommes unis. Aussi, qu’arrive-t-il ? Que nous avons des succès comme la Jolie Parfumeuse.

M. BLUM (bas à son voisin). – Oui, et quand il me quitte, il n’est plus bon à rien. Souvenez-vous de Geneviève de Brabant.

CRÉMIEUX (bas à son voisin). Pourvu bien entendu que Blum me reste soumis. Quand il va seul, il est perdu. Vous vous rappelez bien ses Parisiennes.

Ainsi continuera la fête. Puis,le dessert venu, chacun ira et viendra, et c’est alors que s’il y a lieu, on verra naître les fameuses collaborations si désirées.

Il arrivera que M. Meilhac quittera M. Halévy pour s’associer à M. Vanloo. M. Leterrier, abandonné par son copain, se jettera dans les bras de M. Chivot qui lâchera M. Duru lequel se jettera aux pieds de M. Halévy. On verra Busnach tendrement uni à Crémieux et Blum se réfugiant dans le sein de Noriac.

Alors, on échangera des idées. Les nouveaux époux trouveront des sujets de pièces et traceront des plans entre le café et les liqueurs. M. Offenbach ira de groupe et groupe, enchanté de voir réussir sa combinaison et encourageant les travailleurs.

Il leur promettra à tous de faire la musique de leur pièce, si bien qu’à la fin de la soirée, le maestro se sera engagé à collaborer à trente-sept opérettes et à huit opéras-comiques.

Puis tout le monde s’en ira, en emportant les promesses d’Offenbach. Elles auront été si nombreuses qu’un nouveau conflit s’élèvera entre les auteurs pour la priorité. On saisira les couteaux du dîner ; mais Brébant, en homme prévoyant, n’ayant placé sur la table que des lames à bouts ronds, on se massacrera à coups de fourchettes. A une heure du matin, toute la Société des auteurs sera baignée dans son sang.

Offenbach contemplera ce spectacle avec un sourire de raffiné.
— Ils sont tous morts, dira-t-il. Il ne reste plus que moi pour faire aller les théâtres.

Puis, avec regret :
— Ah ! j’aurais dû inviter Lecocq !

Baron Grimm.

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