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La Soirée Théâtrale – Le Voyage dans la lune au Châtelet

Le Figaro – Lundi 2 et mardi 3 avril 1877

Cela n’a pas été une petite affaire que de transporter, au théâtre du Châtelet, la grande féerie de la Gaîté.

Les féeries qu’on a l’habitude d’exploiter au Châtelet ne comportent pas d’ordinaire un développement musical bien grand : de vieux couplets de vaudeville, une chanson nouvelle par-ci par-là, de maigres chœurs de sortie et des trémoli ingénieux en font tous les frais. Il a donc fallu, pour la reprise du Voyage dans la Lune, former des chœurs, un orchestre, sans compter une petite troupe féminine capable d’enlever sans fausses notes les polkas et les rondeaux. Grâce à M. Habay qui a dirigé avec beaucoup d’intelligence les études musicales, grâce à l’activité du directeur et de tout le personnel du Châtelet, on est arrivé, en fort peu de temps à un résultat excellent. Les chœurs du Châtelet notamment sont aussi bons que ceux de n’importe quel théâtre lyrique.

Les principaux interprètes du Voyage dans la lune sont les mêmes que ceux de la création.

Zulma Bouffar, Christian, Habay, Tissier ont repris leurs rôles. On a même retrouvé au Châtelet le fameux savant sourd et gâteux de l’Observatoire : M. Colleuille, et le poète-lauréat de la lune : le géant Chevallier.

Vous vous rappelez peut-être le rôle de ce géant ?

Il consiste à entrer gravement, à s’incliner devant le roi de la lune, à lui baiser la main et à dire : « Merci, grand roi ! »

Seulement la taille de celui qui disait ces simples mots, sa figure extrêmement allongée et maigre, faisaient tous les soirs la joie du public.

C’était aux dernières répétitions générales de la Gaîté qu’un des auteurs, ayant découvert ce géant parmi les figurants de la Gaîté, lui confia cette entrée et ce rôle de poète-lauréat que je viens de vous raconter tout au long.

Depuis ce jour, le figurant s’est figuré que sa carrière était faite et qu’il s’acheminait tout doucement vers la gloire grassement rétribuée du Théâtre-Français. On l’a vu aux enterrements d’acteurs célèbres, dans les cafés des théâtres et, quand il fut question de la reprise du Voyage au Châtelet, l’un des auteurs reçut de lui une lettre commençant par ces simples mots :

« J’ai créé avec un certain succès, j’ose le dire, le rôle du poète-géant à la Gaîté ! »

Zulma Bouffar a prouvé encore une fois que le rôle du prince Caprice était une de ses meilleures créations. Les couplets du Charlatan ont été de nouveau, pour elle, l’occasion d’un véritable triomphe.

On me raconte, à propos de l’amusante artiste, une jolie anecdote de son dernier séjour à Nice.

Zulma se trouvait à déjeuner avec M. de Villemessant et quelques personnes. On lui présenta Alphonse Karr, qu’elle ne connaissait pas.

Après les compliments d’usage :
— Tenez, dit Zulma à l’auteur des Guêpes, laissez-moi vous avouer franchement que toute heureuse de vous serrer la main, mon bonheur cependant n’est pas complet. Je vous vois… vous… mais je ne vois pas votre chapeau légendaire, que ma curiosité féminine demande absolument à être satisfaite.
— Je comprends cela, répondit Alphonse Karr, mais comme ce n’est pas précisément un chapeau de cérémonie… je le cachais.

Et il montra à Zulma l’énorme feutre que vous connaissez et qu’il était parvenu à dissimuler, je ne sais trop comment.

Zulma le prit, le tourna et le retourna, avec le plaisir de l’enfant dont on a satisfait le caprice.

Le soir, au théâtre, elle chantait au bénéfice des ouvriers lyonnais, je crois. Toutes les dames lui envoyèrent de magnifiques bouquets. Au milieu de la soirée, on vint lui apporter – devinez quoi ? – le chapeau d’Alphonse Karr. Il était plein de violettes !

Christian rayonne. La couronne du roi Vlan lui semble bien douce à porter. Pensez donc, que depuis un an il est condamné à jouer sérieusement les rôles « comiques » d’un théâtre subventionné. Impossible de donner cours à la verve qui le distingue. Tous ses calembourgs [1] lui restaient pour compte. Maintenant qu’il est délivré, je vous promets qu’il s’en donne. C’est, depuis le premier jusqu’au dernier tableau, un feu roulant de jeux de mots, de calembredaines, de coq à l’âne. Il y en a de bons, il y en a de mauvais. Si Christian voulait mesurer ses effets, il serait irrésistible. Malheureusement, il se prodigue. Je reconnais cependant que, dans ce vaste cadre du Châtelet, ses grosses bouffonneries portent énormément et sont accueillies par de longs éclats de rire.

Au lieu du dromadaire, comme à la Gaîté, il y en a deux au Châtelet. Un pour Tissier, un autre pour Christian.

Lorsqu’il fut question du Tour du monde à la Porte-Saint-Martin, M. Larochelle se rendit à Londres pour louer un éléphant.

Il trouva un homme qui en possédait un.
— Combien votre éléphant ? lui demanda-t-il.
— Cinq mille francs !
— Allons donc, vous voulez rire ! Cinq mille francs ! C’est impossible ! Est-ce que je sais seulement si ma pièce aura du succès. Cinq mille francs ! Jamais je ne ferai cette dépense-là.
— Eh bien, je vous le louerai, si cela vous convient mieux. Cinquante francs par soirée.
— A la bonne heure ! Voilà qui est raisonnable.

M. Larochelle traita pour cinquante francs par soirée. Comme on a joué le Tour du Monde cinq cents fois de suite, l’éléphant lui est revenu à vingt-cinq mille francs !

Les dromadaires du Voyage dans la lune doivent revenir également à un bon prix.

Le Voyage est admirablement monté. Tout le matériel a été renouvelé : les décors aussi bien que les costumes. Les ballets ont été arrangés avec goût par M. Fuchs, et Mlle Fontabello s’y fait remarquer.

Maintenant M. Castellano qui, paraît-il, repousse avec tant de raideur les observations des auteurs, permettra-t-il à un simple journaliste de lui dire :

Que les costumes des hirondelles dans le ballet de la neige m’ont paru bien fanés ;

Que les explosions et les feux du volcan – d’un très joli effet – gagneraient à se faire plus tôt, pendant qu’il y a encore du monde en scène ;

Que le public enfin réclame une sonnerie quelconque l’avertissant de la fin des entr’actes ?

J’espère que oui. A tout hasard je me risque.

Un Monsieur de l’orchestre.

(…)

[1SIC.

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