Bouffes-Parisiens : La Marocaine, opéra-bouffe en trois actes, paroles de M. Paul Ferrier, musique de M. Jacques Offenbach.
On a remarqué que les pièces à turbans réussissaient rarement au théâtre ; la Marocaine vient de vérifier une fois de plus l’exactitude de cette observation. Il n’y a pas d’effet sans cause. Or, comme les coiffures musulmanes sont au moins aussi élégantes et aussi gaies à l’œil que celles des peuples occidentaux, j’incline à croire qu’il faut expliquer le phénomène par des considérations étrangères à la chapellerie et à la bonneterie. Ne serait-ce pas, par exemple, que lorsqu’un auteur accouche d’un scénario malingre, rachitique, cachectique et pied-bot, il l’habille en Turc comme les bourgeois de 1830 costumaient leurs enfants en artilleurs de la garde nationale ? Il compte sur le fez, sur les babouches, sur les cafetans, sur les sultanes, sur les ennuques [1], sur les narghilés et autres turqueries pour colorer son sujet de la gaîté qui lui manque, et régulièrement il tombe à plat comme cela vient d’arriver ce soir à l’homme d’esprit dont ou peut lire le nom en tête du présent article.
Le public a écouté tout d’abord avec bienveillance, puis avec patience, puis avec découragement, les aventures du sultan Soliman, anciennement connu sous le nom de Schahabaham, de son neveu Sélim, de son grand-vizir Ottokar et de mesdemoiselles Fatime et Attalide.
Au premier acte, on fait passer Fatime pour Attalide afin d’arracher celle-ci à Soliman, qui la veut faire sultane ; au second acte, la fraude se découvre au dernier. Soliman abdique, Fatime épouse Achmed fils d’Ottokar et Sélim son adorée Attalide. Allah soit loué puisque ce libretto dépourvu d’art et d’intérêt a fini... par finir. Que n’a-t-il commencé par là ?
Je suis désolé d’être obligé de dire aussi crûment les choses, mais l’attitude du public prouvait que la Marocaine lui apparaissait comme le contraire d’une pièce spirituelle et amusante. Un certain récit de combat, qui aurait paru fade sur les anciens tréteaux de Bobèche, a littéralemeht assassiné le troisième acte et la pièce. Décidément l’opérette absurde, ancienne manière, a vécu.
Je plains sincèrement M. Jacques Offenbach d’avoir répandu sa verve inépuisable sur un pareil sujet. Qu’auriez-vous voulu qu’il fit contre ces trois actes ? Qu’il se- tût.Mais puisqu’il a chanté quand même, signalons au courant de la plume la jolie sérénade chantée au lever du rideau par Mlle Mary Albert « Aux baisers de la nuit sereine », puis les couplets très réussis du grand-vizir Ottokar avec sa queue de rimes en car qui produisent un bizarre et pittoresque effet de castagnettes, puis le chœur des esclaves et la chanson de Fatime : « Esclave soit, je suis esclave ». Le finale de ce premier acte, le mieux pourvu de musique gracieuse et fine, a du mouvement musical, de l’entrain et de l’ampleur comique.
Deux morceaux encore à signaler dans le second acte ; le quatuor « Trésor de grâce et de douceur » dont la péroraison est d’une amusante originalité, et le fin caquetage d’un autre petit quatuor : « Nous sommes quatre, quatre, quatre. »
Je rencontre au troisième acte, la romance de Fatime « Ayez pitié de nos alarmes » dont le chant large et presque grave forme avec des paroles ; burlesques un contraste si violent qu’il en est presque douloureux. C’est, du reste, une remarque qui convient à toute la partition de la Marocaine, c’est que à part quelques cascades voulues, elle est écrite dans un style de demi-caractère très éloigné de celui du livret, et qui, sans la placer au rang des meilleures productions d’Offenbach, laisse la renommée du musicien intacte dans le naufrage de la pièce.
Les artistes méritent aussi qu’on les dégage de toute complicité. Madame Paola-Marié prêtait au rôle de Fatime la puissance de sa voix vibrante et exercée ; à côté d’elle, mademoiselle Mary Albert, dont la voix est fraîche et étendue, a prouvé qu’elle n’attendait qu’un bon rôle pour mettre en évidence ses qualités de chanteuse légère et de comédienne spirituelle. Une toute jeune débutante, mademoiselle Hermann, s’est montrée fort gracieuse. M. Milher et M. Joly ont trouvé des effets très comiques dans des rôles manques. Mais à quoi sert tout cela ? A quoi servent les riches et pittoresques costumes que Grévin a dessinés pour ces Marocains et ces Marocaines éphémères ? La fâcheuse issue de la soirée prouve que le meilleur moyen de réussir, c’est encore d’offrir au public des pièces où l’on puisse rencontrer ça et là un peu de bon sens et d’esprit ; de même que le meilleur moyen de contraindre les auteurs à se châtier eux-mêmes, avant que le public ne s’en charge, c’est de leur dire tout net la vérité.
Auguste Vitu.