Belle Lurette est bien réellement la dernière partition d’Offenbach.
Les Contes d’Hoffmann, sur lesquels l’Opéra-Comique fonde de si grandes et – je crois – de si légitimes espérances, sont terminés depuis longtemps, et le travail qu’Offenbach y faisait en ces derniers temps n’était qu’un travail de retouche.
Mais c’est dans l’opéra-comique qu’on vient de jouer à la Renaissance que le maëstro a dépensé sa dernière verve et ses dernières inspirations.
Quelle joie pour lui quand Koning vint lui demander une partition.
Depuis la Jolie Parfumeuse, le théâtre le plus à la mode de tous les théâtres d’opérettes lui semblait fermé, et voilà qu’on lui en rouvrait les portes à deux battants. C’est une des dernières satisfactions que l’auteur d’Orphée ait éprouvées dans sa longue carrière.
Il se mit à la besogne avec une ardeur juvénile.
On sait qu’il s’était installé à Saint-Germain, au pavillon Henri IV. Ses collaborateurs allaient l’y trouver deux ou trois fois par semaine, Toché arrivant de Croissy, où il a l’habitude de passer l’été, Blum et Blau venant de Paris en voiture. Je ne serais pas étonné que l’un des personnages de Belle Lurette, le duc de Marly ne s’appelât ainsi que parce que la pièce a été faite en partie, devant l’aqueduc de ce nom.
A tous ces rendez-vous de collaboration, Offenbach se montrait gai, enjoué, plein d’entrain. La maladie n’avait pas prise sur sa bonne humeur. Il parlait quelquefois de sa mort, mais en souriant, en plaisantant.
– Tiens, dit-il un jour à Albert Vizentini, en lui remettant un cahier de musique sur lequel il avait l’habitude de noter les idées mélodiques qui lui venaient, prends ceci… tu le donneras à Saint-Saëns après ma mort !
Le maître n’est plus là. La belle première de ce soir, cette première dont, d’avance, il se réjouissait tant, notre pauvre cher ami ne l’a pas vue.
Pendant qu’on montait Belle Lurette, le mal s’était aggravé.
Offenbach n’a pas pu venir une seule fois au théâtre.
Les études finales, les dernières répétitions ont été dirigées par M. Léo Delibes avec un dévouement comme on n’en rencontre que dans le monde artistique.
Delibes a surveillé la bonne exécution de l’œuvre d’Offenbach avec un soin méticuleux qui ne s’est pas démenti une minute. Nerveux, agité, bondissant de l’orchestre sur la scène, de la scène dans la salle, le charmant auteur de Jean de Nivelle a pu se figurer, par instants, que la musique de Belle Lurette était de lui et tous ceux qui l’ont vu à l’œuvre ont senti de nouvelles sympathies s’ajouter à celles que le jeune maître leur inspirait déjà.
On a souvent fait des compliments à M. Koning, mais jamais ils n’auront été aussi justifiés que pour la mise en scène de Belle Lurette. C’est réussi d’un bout à l’autre. Et ce qui me plaît là-dedans, ce n’est pas seulement la richesse des costumes, le ton heureux des décors, c’est surtout la recherche constante de la nouveauté, de l’inédit dont on trouve des traces tout le long de ces trois actes.
Et pourtant la pièce se passe à Paris, sous Louis XV. Tout autre que M. Koning se serait contenté de faire faire de gentils costumes, bien propres, comme on en a vu dans un tas de pièces se passant à la même époque. Mais le jeune directeur de la Renaissance a horreur des sentiers battus, et quand il prend du Louis XV, il ne veut pas que ce soir le Louis XV de tout le monde.
Résumons donc le joli spectacle de ces trois actes – trois vrais tableaux de genre.
PREMIER ACTE. – Une simple boutique de blanchisserie. Toutes les petites femmes de la Renaissance en blanchisseuses. Et un luxe d’accessoires réalistes à rendre Zola jaloux ! Des baquets, des battoirs, des planches et des fers à repasser, du linge fin, du linge ordinaire, des paniers, des perches, sans compter une petite patronne avenante et turbulente, Mlle Milly-Meyer, dont le costume pimpant, le grand bonnet en dentelles et le tablier de soie vous donnent tout de suite une haute idées des bénéfices qu’on réalisait, dans la blanchisserie, du temps de Louis le Bien-Aimé.
Entrée de M. Jolly, un débutant, ou plutôt un revenant, car il ne faut pas oublier que l’excellent comique a débuté à la Renaissance, dans Giroflé-Girofla. Il est vrai qu’à cette époque Jolly était un inconnu pour le public parisien et qu’à Paris cela ne sert à rien d’avoir du talent tant que le public ne s’est pas donné la peine de s’en apercevoir.
Donc Jolly ne fait que rentrer. Mais avec une certaine solennité et toute l’autorité que lui valent ses succès des Bouffes.
Son costume d’intendant de grande maison – houppelande citron avec parements et revers en velours vert – est d’un bon comique.
Belle Lurette c’est Mlle Jane Hading. C’est la blanchisseuse-première, la jolie fille qui traîne après ses cotillons toute une meute d’amoureux. Elle termine l’acte par un effet très nouveau et fort gentil. Comme la plupart des filles du peuple, Belle Lurette a une foi aveugle dans le langage prophétique des cartes. Au final, elle consulte l’oracle. Mlle Hading bat les cartes, les étale sur une table, puis sans regarder, les prenant au hasard, choisit toujours la carte qu’elle nomme en chantant.
C’est de la vraie prestidigitation.
Dans les couloirs, ce soir, on n’appelait plus la chanteuse que Jane Houdin.
DEUXIÈME ACTE. – Une opposition heureuse avec le tableau populaire du premier acte : un ravissant salon bleu et blanc, meublé avec un luxe inouï et tout étincelant de lumières. Le lever de rideau de cet acte où des grands seigneurs devisent agréablement avec des demoiselles d’opéra est d’un effet très chatoyant.
On remarque la ressemblance frappante d’une agréable figurante, Mlle Ducouret, avec Mlle Tessandier – l’héroïne de la rive gauche et la pensionnaire de M. Koning… au Gymnase.
M. Cooper début comme M. Jolly : c’est-à-dire qu’il débute sans débuter, puisqu’il a déjà chanté dans la reprise de la Petite Mariée. Son costume est d’une élégance inouïe et il le porte avec beaucoup de désinvolture. On n’est pas plus talon rouge.
Un des plus jolies effets de l’acte, au point de vue spécial de la mise en scène, c’est l’entrée des demoiselles d’honneur de Belle Lurette, dont les toilettes sont ravissantes.
TROISIÈME ACTE. – Un bal de blanchisseuse au Bas-Meudon : décor illuminé de haut en bas avec des ballons de couleurs. Des terrasses enguirlandées, des tonnelles, des bosquets et, au fond, la Seine éclairée par la lune, les îlots aux hauts peupliers, la berge noyée dans les vapeurs du soir. Dans ce cadre charmant se meuvent des masques de toute espèce. Vauthier en Covillo, Jolly en Polichinelle, Mily Meyer en Marinette.
Une fanfare de trompes, un immense hurrah et voilà, sur un char traîné par des petits polichinelles, Mlle Hading en personne dans le costume de Colombine que Mme Madeleine Lemaire a dessiné pour elle. Je viens de chercher un adjectif pour qualifier ce costume selon son mérite : il ne m’en reste plus. Ce sera pour une autre fois. Mais je crois qu’il fera fureur dans les bals costumés de cet hiver.
L’aspect général de ce cortège est assurément ce que M. Koning a fait encore de plus merveilleux en fait de mise en scène. Le décor, les illuminations et les costumes offrent, à ce moment, un coup d’œil tellement féerique que des Oh ! et des Ah ! éclatent dans toute la salle.
Mais tout à coup de petits cris d’effroi succèdent à ces interjections. L’une des lanternes a pris feu. Vauthier et Jannin veulent éteindre ce commencement d’incendie et manquent de se brûler. Heureusement pour eux, un pompier vient et met fin à l’incident avec un demi-seau d’eau.
Le pompier, ai-je besoin de le dire, a eu un succès fou. On l’a applaudi et rappelé.
Par exemple, c’est le seul artiste de Belle Lurette qu’on n’ait pas bissé. (…)
Un Monsieur de l’Orchestre.