Les auteurs morts ont ce triste privilège de n’avoir pas d’ennemis à leurs premières. Certes, les pièces nouvelles de Jacques Offenbach se sont toujours jouées devant des salles sympathiques, mais jamais elles n’ont autant que ce soir enlevé le suffrage de tous. On savait, d’ailleurs, que ces Contes d’Hoffmann étaient l’œuvre préférée du chantre de Fortunio. Ce grand improvisateur, qui généralement écrivait ses partitions avec une rapidité si étonnante, a constamment recommencé et remanié celle-ci, jamais entièrement satisfait, voulant toujours et quand même atteindre la perfection, comme s’il avait pressenti que cet opéra devait être l’apothéose de sa belle carrière !
On sait que l’orchestration des Contes n’était pas entièrement faite quand Offenbach mourut. On a eu l’excellente idée de la confier à M. Ernest Guiraud, un charmant musicien, à la fois savant et spirituel, et qui s’est attelé à la besogne avec enthousiasme, n’y mettant qu’une seule condition :
Celle de ne recevoir chez lui que les manuscrits se rapportant aux Contes d’Hoffmann et de n’avoir, sous aucun prétexte, à fouiller dans les cartons d’Offenbach.
L’auteur de Piccolino s’est rappelé fort à propos qu’après la mort de Herold, on pria Halévy et Adam d’orchestrer Ludovic, l’opéra posthume du grand musicien, ce qu’ils firent le plus consciencieusement du monde.
Quelque temps après, Halévy fit jouer l’Eclair et Adam le Chalet, deux grands succès.
– Cela n’a rien d’étonnant, dirent les bons petits camarades, ils ont tout pris dans les cartons d’Herold !
M. Guiraud, qui était à l’abri de tout soupçon, a voulu encore se mettre à l’abri de toute accusation. Il a bien fait.
Salle très brillamment composée. Grande abondance de musiciens de toutes les écoles. Beaucoup d’artistes. Tous les éditeurs de musique de Paris. Christine Nilsson est dans l’avant-scène de Mme Carvalho. Les deux grandes chanteuses se mêlent ardemment aux ovations qui ont salué Mlle Isaac dans cette belle et émouvante soirée.
Le monde officiel a de nombreux représentants dans la salle. Evidemment, pour les républicains au pouvoir, Offenbach a cessé d’être le « grand corrupteur ».
C’était bon sous l’Empire.
M. Jules Ferry est dans une loge. Pouvait-il ne pas venir ? S’il n’y avait pas eu des Contes d’Hoffmann, il est bien probable qu’il ne serait pas ministre.
M. Carvalho a monté les quatre actes de l’opéra d’Offenbach avec un soin extrême et un goût incontestable. Les costumes, les divertissements, les décors mêmes dans leur simplicité sont absolument charmants. Voici d’ailleurs, un peu à la hâte (la représentation a fini assez tard) et au hasard de mes notes les détails de la soirée.
Premier acte : sorte de prologue. La taverne de maître Luther. Une vaste cave, des tonneaux immenses, des tables et des escabeaux de bois, de grands brocs en étain. Au lever du rideau, les esprits du vin et de la bière sortent des tonneaux et dansent, pendant qu’un chœur de buveurs se fait entendre dans les coulisses. Très original ce tout petit divertissement dansé dans l’obscurité. Les esprits du vin sont en soie rouge et couronnés de pampres ; les esprits de la bière en soie claire et couronnés de houblon.
Que viennent-ils faire ? Pourquoi dansent-ils ? Demandez-le à M. Jules Barbier ; pour moi, j’ai trouvé ce début fantastique plein d’un charme étrange qui m’a fait grand plaisir.
Entrée des étudiants. C’est le costume exact des étudiants allemands avec la tunique foncée, les bottes molles et la toque blanche à raies rouges. Tous portent des blagues à tabac à la ceinture. Jamais on n’a fait plus grands frais de blagues au théâtre.
Les chœurs de l’Opéra-Comique ont été renforcés, pour la circonstance, par plusieurs des meilleurs élèves du Conservatoire. Dans le nombre, on me signale M. Chenevières, qui est tout simplement un premier prix.
Un adorable petit garçon en maillot gris et veste longue de peluche rouge a fait tout de suite de nombreuses conquêtes dans la salle. C’est Mlle Marguerite Ugalde. Impossible de porter le travesti avec plus de crânerie et d’aisance. On voit que les leçons maternelles ont passé par là.
M. Talazac est en costume Directoire : habit à la française à grands revers, maillot gris perle, bottes molles. Il a coupé sa barbe, ce qui le fait ressembler au prince Napoléon. Son rôle était, dans les intentions premières d’Offenbach, destiné à Bouhy. Mais quand les Contes d’Hoffmann passèrent à l’Opéra-Comique ; le maître ne voulut plus entendre parler d’un baryton pour créer le héros de son opéra. Aucune voix ne lui semblait valoir celle de Talazac.
La jolie légende de Kleinsach vaut tout de suite un succès au charmant ténor.
Offenbach avait un faible pour cette légende. Le jour où il l’eut trouvée, le hasard de la promenade le conduisit au Jardin d’Acclimatation. Il y acheta un superbe lévrier russe auquel il donna le nom de Kleinsach. A Saint-Germain, l’été dernier, ses amis le virent parfois caresser le chien en murmurant tristemeut [1] :
– Pauvre Kleinsach ! Je donnerais tout ce que j’ai pour être à la première !
Le second acte – un salon des plus simples est l’épisode de maître Coppélius et de l’automate.
Tout le monde, au balcon, se tourne vers la loge de Léo Delibes dont la délicieuse Coppélia fut le premier conte d’Hoffman mis en musique.
Taskin est un Coppélius très réussi et très fantastique ; bonhomme crasseux, redingote en loques ; baromètres sur les épaules, thermomètres dans les poches.
L’entrée des invités est d’une couleur ravissante. Chaque costume a son cachet particulier. Les énormes chapeaux des femmes surtout, sont très amusants.
Mais l’énorme effet de l’acte est pour Mlle Isaac, en poupée de Nuremberg robe de satin rosé brodée d’argent, bourrelet en satin rose, perruque blonde. Non-seulement on l’a acclamée dans ses couplets de l’automate, mais quand elle s’est enfuie, avec la marche rapide et les mouvements secs d’une poupée qu’on a trop remontée, la salle entière l’a forcée à revenir et à recommencer sa sortie. Jamais, à l’Opéra-Comique, une chanteuse n’a eu autant de succès en marchant.
Le troisième acte, c’est le violon de Crémone. Taskin est superbe en docteur Miracle grande perruque noire, culotte courte noire, bas noirs, souliers à boucles, habit noir, col entr’ouvert, pas de linge, manches fendues jusqu’à la moitié du bras. Chacune de ses apparitions étranges a arraché des petits cris d’effroi aux spectatrices impressionnables.
Mlle Isaac, dans cet acte, n’est plus la poupée de l’acte précédent. C’est une charmante jeune fille en robe de laine blanche unie, très dramatique et non moins fêtée.
M. Grivot – qu’on voit successivement dans trois incarnations plus ou moins fidèles – a bien drôlement composé son type de domestique sourd. On voit qu’il a joué jadis, avec succès, le Sourd ou l’Auberge pleine au Théatre-Lyrique de M. Vizentini.
Le dernier acte – l’épilogue – nous ramène à la taverne des étudiants. C’est le plus court des quatre, mais tout le monde est resté pour l’entendre et pour acclamer une dernière fois le nom de Jacques Offenbach.
Mme Offenbach a passé la soirée chez elle où ses amis et ses parents lui ont apporté, depuis le commencement du spectacle, les nouvelles de ce qui se passait.
Le dernier bulletin a pu être rédigé ainsi :
– Les Contes d’Hoffmann seront les Contes des mille et une représentations !
Un Monsieur de l’Orchestre.
(…)