Opéra-Comique. – Les Contes d’Hoffmann, opéra fantastique en quatre actes, paroles de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de Jacques Offenbach.
Le libretto des Contes d’Hoffmann a été extrait par M. Jules Barbier du drame qu’il composa dans sa jeunesse, en société avec Michel Carré, et que l’Odéon représenta le 21 mars 1851.
Hoffmann, dont les écrits ne pénétrèrent en France que vers 1830, grâce à la traduction élégante, mais fragmentaire et un peu fardée de Lœwe-Weymar, ne ressembla guère dans la vie réelle à la légende diabolique qui enveloppe encore son nom. La vérité sur cet homme original et charmant se trouve en peu de mots dans l’inscription tracée sur sa tombe « Ernest-Théodore-Wilhelm Hoffmann, né à Kœnigsberg le 24 janvier 1776, mort à Berlin le 25 juin 1822, conseiller au Kammergericht (haute-cour), homme remarquable comme magistrat, comme poète, comme compositeur, comme peintre. »
Ce fut, en effet, une organisation prodigieusement riche et variée que celle d’Hoffmann, mais il ne faut pas oublier que les aptitudes et les devoirs du magistrat tinrent dans son existence plus de place que son étonnante activité d’artiste multiple, tandis que, devant la postérité, l’artiste seul survit. Mais il importe de constater, pour l’appréciation exacte de l’écrivain, du musicien et du dessinateur, que, jusqu’au dernier jour de la terrible maladie qui l’emporta dans la force de l’âge et dans l’éclat du talent, Ernest-Théodore Hoffmann demeura l’homme honnête, intègre et laborieux que son savoir et son intelligence avaient élevé aux plus hautes fonctions de la magistrature.
Il y a loin de ce conseiller à la cour suprême de Berlin, excellent mari, père affectueux et tendre, à l’aventurier suspect, calomnieusement stigmatisé par Walter Scott, et à l’étudiant ivrogne et toqué, sous tes traits duquel MM. Jules Barbier et Michel Carré ont cru reconnaître l’admirable auteur du Majorat et de Don Juan.
Ils vont jusqu’à lui reprocher de « n’être pas même avocat », à ce jeune prodige qui était auditeur de régence à dix-neuf ans, et qui entrait dans les hautes fonctions judiciaires à vingt-quatre ans après avoir traversé victorieusement toutes les épreuves des facultés supérieures.
Le point de départ des légendes qui ont si singulièrement travesti le caractère d’Hoffmann et dénaturé la source de ses inspirations littéraires doit être reporté à l’époque où sa carrière de magistrat se trouva forcément interrompue par les événements de la guerre.
Hoffmann occupait un siège dé conseiller à la cour de Varsovie, lorsque, à la suite de la bataille d’Iéna, l’empereur Napoléon décida le rétablissement partiel de la nationalité polonaise. L’administration et la justice prussienne disparurent du grand-duché de Varsovie. Hoffmann, privé de son emploi, dut chercher des ressources dans l’emploi exclusif de ses facultés artistiques. De 1807 à 1814, on le vit tour à tour, a dit un de ses meilleurs biographes, M. Henri d’Egmont, journaliste, traducteur, caricaturiste, peintre de fresques, chantre d’église, chef d’orchestre, décorateur, machiniste, répétiteur de chant, enfin directeur du théâtre de Bamberg. A Dresde il organisa la troupe d’opéra qui joua, concurremment avec Talma et mademoiselle Georges, aux fêtes données par Napoléon à son parterre de rois. Cette existence de hasards, avec ses hauts et ses bas, ses espérances dorées et ses réalités accablantes, peut bien justifier la qualification de bohème donnée à Hoffmann par Walter Scott, mais elle implique une variété de ressources, une présence d’esprit de tous les instants, qui montre dans Hoffmann l’énergie, la volonté réfléchie, la force morale de l’homme capable, de dominer la vie et de soumettre son imagination à ses besoins, loin de se laisser commander par elle.
Cette existence hasardeuse prit fin en 1814 avec l’occupation française. Hoffmann put rentrer alors dans les fonctions publiques, et en 1816 il fut nommé conseiller à la Cour suprême de Berlin. C’est alors qu’il fit exécuter sa meilleure partition d’opéra, Ondine.
L’œuvre d’Hoffmann a été jugée aussi peu exactement que sa personne. MM. Jules Barbier et Michel Carré, partageant le préjugé commun, font vivre à leur héros la vie de ses personnages fantastiques ils le font tour à tour amoureux d’Olympia, l’automate créé de toutes pièces par Coppelius et Spallanzani, d’Antonia, la mélancolique fille du musicien Crespel, et la victime de cette triple incarnation de Diable qui s’appelle tour à tour le conseiller Lindorff, Coppelius et le docteur Miracle. C’est méconnaître absolument la personnalité d’Hoffmann.
J’étonnerai peut-être quelques lecteurs en leur apprenant que les Contes fantastiques sont un titre d’invention française, auquel Hoffmann n’a jamais pensé. Son principal ouvrage, qui parut en trois volumes de 1819 à 1821, est intitulé les Frères de Sérapion ; Hoffmann y retrace pour ainsi dire, au jour le jour, ses conversations familières avec les membres d’une sorte de club littéraire qu’il présidait et dont faisaient partie Hitzig, Chamisso, le créateur de Pierre Schlemil, et le fameux docteur Koreff, que tout Paris à connu. C’est dans le courant de ces dialogues que se trouvent enchâssés quelques-uns de ses meilleurs contes. Vinrent ensuite les Contes nocturnes et les Fantaisies à la manière de Callot.
Ce dernier titre peint l’homme et l’artiste. Hoffmann est, en effet, un observateur exact, patient et sagace de la réalité, qu’il interprète à la manière d’un Callot, d’un Rembrandt ou d’un Goya, en lui faisant rendre tout ce qu’elle peut donner de pittoresque, tout ce qu’elle peut contenir de terreur vraie, grâce aune interprétation singulièrement pénétrante, à une étude psychique des plus délicates, et au contraste savant des lumières et des ombres.
Mais, au milieu des développements les plus extraordinaires de son analyse intellectuelle ou picturale, le conteur, chez Hoffmann, ne subit jamais le vertige qui entraîne ses personnages ; lisez les dernières lignes de l’Homme au sable ; après que le fou Nathanaël, fasciné par les yeux magiques de Coppelius, s’est précipité du haut de la tour et s’est brisé le crâne sur le pavé, Hoffmann explique tranquillement que la fiancée du mort se maria bientôt à un autre et trouva « le bonheur domestique qui convenait à son caractère gai et content de la vie, bonheur que n’aurait jamais pu lui procurer Nathanaël, avec son imagination visionnaire et ulcérée. »
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Le parti pris par les auteurs du libretto d’identifier Hoffmann avec ses personnages, système qui n’est pas soutenable au point de vue de la critique littéraire, a le tort, au point de vue pratique du théâtre, de jeter une certaine confusion dans l’esprit du spectateur.
Le premier acte, qui se passe dans la taverne du brasseur Luther, montre Hoffmann au milieu de ses camarades les étudiants, leur débitant ou plutôt leur chantant des contes de sa façon, et finalement essayant de leur expliquer le mystère de son amour triple et un pour trois femmes qui ne font qu’une, Olympia, Antonia, Giuletta la jeune fille, l’artiste, la courtisane. L’explication de cette trinité, moins compréhensible que les saints mystères, devait remplir trois actes subséquents. Mais, pour des motifs qui nous échappent, on a supprimé l’acte de Giuletta, qui se passait à Venise.
Restent Olympia et Antonia.
Olympia (la Coppelia de Léo Delibes), c’est l’automate, dont Hoffmann est devenu amoureux en le regardant avec le lorgnon que lui a vendu Coppelius. Mais celui-ci se prend de querelle avec son collaborateur Spallanzani ; il détruit le chef-d’œuvre, et Hoffmann contemple avec horreur les débris de celle qu’il aimait ; ressorts et roues dentées, voilà ce qui reste de la belle Olympia.
Le troisième acte est plus intéressant. Antonia, la fille du musicien Crespel, est malade de la poitrine chaque fois qu’elle chante elle fait un pas vers la tombe Hoffmann, épris d’elle, la supplie de renoncer à ses rêves d’artiste, à la gloire, au théâtre sa vie est à ce prix. Mais le docteur Miracle (n’oubliez pas que c’est le Diable sous un faux nez) murmure à l’oreille d’Antonia des conseils tentateurs ; il les lui fait répéter par la voix de sa mère morte. Antonia répond à la voix de sa mère elle chante et meurt.
Au quatrième acte, qui devait être le cinquième, nous retrouvons Hoffmann continuant le récit de ses amours aux étudiants groupés dans la taverne de Luther. Les deux actes précédents n’en étaient que la suite mise en action. Les étudiants réclament l’histoire de Giuletta, que le théâtre a supprimée. Giuletta, c’est Stella, la première chanteuse du théâtre italien de Berlin. Hoffmann, que l’ivresse même ne peut arracher à ses souvenirs, se laisse tomber désespéré, en s’écriant « Plus de vin plus d’amour ! plus rien ! » On voit alors apparaître un nouveau personnage, la Muse. « Renais poète, » lui dit-elle, « appartiens-moi ! » La vision s’est à peine effacée, que Stella, sous le costume de la donna Anna de Mozart, vient chercher Hoffmann, mais celui-ci la repousse et la cantatrice, se redressant fière et hautaine, s’éloigne au bras du conseiller Lindorff ; la courtisane se donne au diable. Tel est le plus clair de l’apologue.
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Cette fable, si étrange qu’il semble difficile, à la simple analyse, d’en saisir et d’en renouer les fils incessamment rompus, présente moins d’incohérence à la représentation, grâce au secours des yeux. En voyant Olympia, Antonia, Stella jouées et chantées par la même prima donna ; Lindorf, Coppelius et le docteur Miracle par le même baryton ; les rôles secondaires d’Andrès, de Cochenille et de Frantz par le même trial on arrive à penser qu’on assiste à une pièce à tiroirs ; l’unité se rétablit, et l’intérêt s’accroit en même temps que le fantastique diminue.
Le compositeur a d’ailleurs dirigé ses efforts vers ce but fondamental d’unité ; il a réuni dans le foyer convergent de sa pensée musicale les rayons dramatiques dispersés par les auteurs. C’était l’œuvre caressée, chérie, l’espérance suprême d’Offenbach ; il voulait que la partition des Contes d’Hoffmann, le vengeant enfin de la malechance [1] qui avait poursuivi ses précédentes tentatives à l’Opéra-Comique, assurât enfin sa renommée, en dehors et au-dessus de l’opérette, dans le cadre largement compris du drame musical.
Ce rêve passionné d’un artiste vient de se réaliser avec éclat, mais Jacques Offenbach n’est plus, et c’est à son ombre seule que s’adressaient ce soir les acclamations du public.
Je n’ai pas la témérité de juger ici, à l’issue, de la représentation, une partition considérable qui contient un certain nombre de morceaux d’une structure savamment développée. Je me borne à signaler, ce soir, et dans leur succession naturelle, ceux qui ont produit l’effet le plus considérable et le plus décisif.
Au premier acte, les couplets du baryton Lindorff, agréablement coupés dans le style classique et le chœur des étu diants, Drig, drig, maître Luther, composition magistrale dans laquelle le maître a ingénieusement introduit un chant populaire des bords du Rhin.
Le second acte, extrêmement original, par sa donnée et sa mise en scène, car on y voit Olympia marcher, chanter et danser, non pas précisément comme une personne naturelle, mais comme le plus parfait des automates, a énormément amusé, grâce surtout au jeu très curieux et très étudié de mademoiselle Isaac. Ce n’est pas cependant dans cette partie de l’ouvrage que se trouvent les meilleures inspirations d’Offenbach ; il aurait, je pense, beaucoup mieux réussi les couplets de la Poupée d’émail s’il avait eu à les écrire pour les Bouffes ou la Renaissance ; l’air vocalisé d’Olympia, qui affecte les allures d’un refrain de serinette est agréable sans nouveauté ; j’aime mieux la valse effrénée sur laquelle l’automate, dont le ressort est lâché, entraîne Hoffmann éperdu.
Le point culminant de l’ouvrage, à tous égards, c’est le troisième acte, où la délicieuse barcarolle, qu’on ne se lassa pas d’applaudir, il y a deux ans chez Offenbach, et l’année dernière à la représentation des Variétés, a retrouvé tout son succès. II est regrettable seulement que le murmure des chœurs malheureusement refoulés dans la coulisse, ne parvienne pas distinctement dans la salle, et laisse à découvert le chant des deux femmes principales, le privant ainsi du charme mystérieux qui nous avait tant séduits. Mais ce chant lui-même est d’une expression si pénétrante qu’on l’a fait répéter.
Je n’ai plus ensuite que l’embarras du choix les couplets du trial, d’un ton si fin, si spirituellement chantés par M. Grivot ; puis le duo d’Antonia et d’Hoffmann, qui renferme la délicieuse romance en sol, C’est une chanson d’amour, écrite à douze-huit, récitée d’abord à demi-voix par Antonia et reprise ensuite par le ténor dans la plus exquise des demi-teintes.
Mais le morceau capital de l’acte est évidemment le trio Pour conjurer le danger, entre Hoffmann, Crespel et le docteur Miracle, Jacques Offenbach a trouvé, pour écrire cette page puissante, des accents énergiques et profonds qu’on n’était pas tenu de soupçonner chez lui. Les premières notes de l’andante D’épouvante et d’horreur, attaquées parles deux basses et le ténor sur une brusque modulation du ton de fa au ton de ré majeur, ont fait passer comme un frisson dans la salle, et les dernières paroles de cette superbe phrase : J’ai peur ! répondaient au sentiment général. La strette en mi mineur, accompagnée par les roulades sataniques du docteur Miracle, qui rappellent les fameux arpèges de l’ouverture de Don Giovanni, couronnent magistralement ce morceau de premier ordre, qu’ont salué des acclamations sans fin.
Après cette consécration d’un éclatant succès, qui ne pouvait plus être ni affaibli ni compromis, il me sera permis de prendre mon temps pour examiner au juste si le second trio Tu ne chanteras plus et le duo de Stella avec Hoffmann au dernier acte renferment quelque chose de plus et de mieux que du bruit. Ce sont là des détails à réserver, mais qui ne pèseront pas dans le jugement final.
Le nom de Jacques Offenbach, qui suivait ceux de MM. Jules Barbier et Michel Carré, a été salué par une ovation touchante. Après les Contes d’Hoffmann, le nom de Jacques Offenbach, déjà si populaire, se trouve singulièrement grandi, et aux feux brillants de sa renommée se mêle un rayon de la gloire.
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Les Contes d’Hoffmann sont mis en scène avec une habileté remarquable, qui seconde une interprétation hors ligne.
M. Talazac, qui n’est pas le mieux partagé dans la distribution des idées musicales du maître, a du moins fait applaudir sa magnifique voix de ténor, qui prend de jour en jour plus de solidité dans l’émission des notes élevées et plus de sonorité dans le médium. Il a phrasé avec beaucoup de charme la romance du deuxième acte Ah ! vivre deux ! et soutenu vigoureusement sa partie dans les morceaux d’ensemble qu’il domine de ses notes éclatantes.
Mademoiselle Isaac est le plus amusant et le plus précis des automates et la plus touchante des poitrinaires. Elle a chanté à merveille tous ses morceaux, qui ont été bissés, et surtout la petite romance avec accompagnement de clavecin Elle a fui, la tourterelle, sur laquelle se lève le rideau au second acte. C’est une création qui lui fait le plus grand honneur comme chanteuse et comme comédienne.
M. Taskin a contribué pour une large part au foudroyant effet produit par le trio du second acte cette longue et satanique figure de cuistre en habit noir aux bras trop courts, sans chemise, tête nue, agitant convulsivement des flacons que colore une phosphorescence étrange, a vraiment excité de l’effroi, et réalisé la pensée des auteurs avec une originalité de moyens qu’eût approuvée Hoffmann lui-même.
Mademoiselle Ugalde est charmante dans le petit rôle de l’étudiant Nicklausse, qu’elle joue et chante avec une gaminerie très agréable.
Je ne voudrais oublier ni l’orchestre ni les chœurs, qui se sont vaillamment comportés sous la direction de M. Danbé, ni surtout M. Guiraud qui a orchestré avec un rare bonheur la partition des Contes d’Hoffmann, tout en respectant les indications d’harmonie laissées par Offenbach. L’orchestration des Contes est pleine de couleur et d’élégance, elle est savoureuse, si j’ose m’exprimer ainsi.
Auguste Vitu.