Avec le mois d’avril les concerts s’en vont, du moins ceux du Conservatoire, de la salle Herz, des salles Sainte-Cécile, Sax et des salons d’Erard, qui cette année ont eu en partage le plus beau rayon du soleil musical. Marie Pleyel a donné un concert en compagnie d’Alexandre Batta, et c’est chez Erard que ces deux célébrités ont retrouvé leur public doré. On peut le dire : doré, car, même sous la République, Mme Pleyel et Batta ont coté leurs billets à 10 francs, sans distinction de place, d’âge, de sexe. D’après cela vous allez vous récrier, et conclure que Paris n’a pu fournir son contingent à pareille fête. Vous vous trompez : les salons d’Erard abondaient d’une société choisie et digne appréciatrice des deux talents hors ligne qui la conviaient. Non-seulement des fleurs, mais une couronne a été offerte à Mme Pleyel, qui n’a pas craint d’accepter cette ovation royale au moment même où les attroupements ultra-démocratiques de la Porte Saint-Denis provoquaient les sommations d’usage ; mais Mme Pleyel a le courage de sa haute position, elle se laisse couronner ni plus, ni moins, qu’une véritable reine. Pendant que l’illustre pianiste recevait ces ovations aristocratiques rue du Mail, M. Darcier, et Delsarté, son professeur, entreprenaient une soirée d’un tout autre genre, et qui cependant avait attiré salle Herz une certaine portion d’un public non moins élégant. C’est que depuis bientôt un mois, le chant de Darcier, sa personne et celle de son professeur, leur talent excentrique, bien que d’une grande portée, font toute une révolution musicale dans notre bonne ville de Paris. Si les femmes du monde n’ont pas craint l’estaminet pour entendre M. Darcier, elles devaient naturellement accourir salle Herz pour le voir réuni à Delsarte, et c’est ce qu’elles ont fait. A eux deux, ces chanteurs de la pensée plutôt que de la musique proprement dite, ont fait profonde sensation sur leur auditoire, et
quel auditoire ! on y remarquait d’une part Meyerbeer, Spontini, Berlioz ; de l’autre, les journalistes influents de la critique musicale ; puis, en fait d’artistes, chanteurs eux-mêmes, Ponchard et Roger, qui sont à la fois, on peut le dire, les interprètes de la pensée et ceux de la musique. A ce simple aperçu chacun comprendra tout l’intérêt d’une pareille soirée et les vives émotions qu’elle a pu faire naître. MM. Delsarté et Darcier sont de ces artistes qu’il faut entendre pour compléter son éducation musicale, c’est de la déclamation lyrique à la hauteur de Rachel et de Bouffé ! Cela s’analyse peu, musicalement parlant, et cependant c’est beau, c’est émouvant en même temps que bizarre ; bref, c’est nouveau, et l’on doit se recueillir afin d’étudier cette nouvelle école qui exerce en ce moment une véritable influence sur le public.
Ces deux soirées musicales ne sont pas les seules qui aient couronné la saison-1849. Nous l’avons dit dimanche dernier, malgré la rigueur des temps, la musique dite de concert n’a pas chômé à Paris, bien que produisant peu aux bénéficiaires. Il y a eu des concerts partout : ici
celui du pianiste Goria et son répertoire à la mode ; là Offenbach avec son violoncelle romantique et pittoresque ; plus près de nous, le virtuose Léon Reynier et les œuvres vocales d’Oscar Comettant qui sont venues enrichir le programme de ce tout jeune violoniste ; plus loin, un autre violoniste, Max-Mayer, que l’Union musicale a produit, et dont la place est assurée à Paris ; puis encore Mlle Mattmann , l’une de nos premières pianistes, Mme Rabi, dont les notes suraiguës tiennent du prodige.
Enfin, partout de la musique et des bénéficiaires... mais qui ne bénéficient que sous le rapport de la réputation. A ce titre, direz-vous, Ponchard et Mme Iweins-d’Hennin n’avaient pas besoin de donner un concert ! Sans doute. Aussi est-ce surtout le désir de faire un peu de bonne musique (en présence d’un public connaisseur) qui a présidé à la formation de leur programme. Ceci est assez rare pour être signalé : le duo du crescendo et le trio de l’Hôtellerie portugaise, l’air des Abencerages et le quatuor de l’Irato, sont de ces morceaux qui, interprétés avec un véritable amour de l’art par Levasseur et Ponchard, vous font passer une délicieuse soirée. Ajoutez à cela le violon d’Alard qui n’a plus de rival parmi nous , les élégantes fioritures de Mme Gaveaux-Sabatier dont la brise trop rare aujourd’hui venait caresser nos oreilles, les accents si bien inspirés de Mme Iweins-d’Hennin dans l’air de Jeannot et Colin, la chanterelle méphistophélique d’Offenbach, les chœurs arabes de M. Wekerlin, les octaves de piano si gracieusement parcourues par Mlles Marie Damoreau et Mira ; que sais-je, enfin ? ajoutez, réunissez à tous ces prestiges les chansonnettes de Levassor, et vous aurez le programme de Ponchard et de Mme Iweins-d’Hennin.
Quelques jours plus tard nous avons retrouvé partie de ce programme
au concert de Mlle Marie Mira, jeune et charmante pianiste que Mme Pleyel a voulu présenter elle-même au monde musical. Mme Gaveaux-Sabatier, qui ne chantera plus dans les concerts, s’y trouvait remplacée par Mme Lefébure-Wély dont le gosier s’enrichit chaque jour des plus délicieuses fioritures. Il est vrai qu’elle les puise à une véritable fontaine de Jouvence. Quelle Californie intarissable que cette école Damoreau dont les secrets, nous assure-t-on, ne tarderont pas à être dévoilés. On annonce, en effet, une méthode dans laquelle notre incomparable diva aurait généreusement développé tous les trésors de l’art du chant. Ce serait la très prochaine Constitution vocale des élèves du Conservatoire ; la promulgation n’en tarderait, dit-on, que de quelques semaines ; à bientôt donc les détails de ce
livre merveilleux qui va jeter partout des flots d’harmonieuse mélodie. Au moment des élections, une pareille nouvelle est toute une bonne fortune. Qu’on se le dise.