BOUFFES-PARISIENS. – Madame l’Archiduc.
Les états de « Madame l’Archiduc » sont situés dans cette partie de l’Italie où commencent et en finissent les frontières de la Fantaisie. Géographiquement parlant, c’est tout ce que nous avons besoin d’en connaître pour la parfaite intelligence de l’opéra bouffe de MM. Millaud et Offenbach. Le programme du carnaval est la loi constitutionnelle du pays. Les habitants y vivent, y parlent, y agissent en rêvant, et se livrent, la nuit venue, à des promenades somnanbulesques. « La Démocratie y coule à pleins bords », pour employer le mot de M. Royer-Collard, à ce point qu’un valet et une fille d’auberge y deviennent, sans l’avoir souhaité et même en se défendant de changer de condition, comte et comtesse de Castellardo. Quant au souverain, il se dépouille de son plein gré des attributs de la « tyrannie » pleinement éclairé sur les abus de pouvoir qu’il usurpe sur les droits du peuple, par un soufflet qui lui a fait voir trente-six chandelles.
Sans prendre conseil que de sa joue endolorie, le prince abdique en faveur de la servante Marietta, dont le poignet vigoureux lui paraît propre à conduire le « Char de l’État ».
Les institutions de ce pays singulier n’ont de commun avec les nôtres que les mœurs de ses hommes politiques, qui forment deux partis victorieux et battus à tour de rôle : ceux qui répriment les conspirations dès qu’ils sont au pouvoir, et ceux qui se font conspirateurs pour redevenir ministres. Ce vieux jeu de la politique parlementaire est joué avec plus de franchise et de simplicité dans les États de l’Archiduc. Les changements de fortune et d’opinion s’y opèrent au moyen d’un échange d’accessoires. Les ministres battus par les conspirateurs cèdent le chapeau blanc à haute forme, signe de la puissance, à leurs rivaux heureux qui lèguent alors aux Excellentes déconfites, le manteau couleur de murailles. Les uns et les autres n’ont pas besoin, à l’issue de chaque crise ministérielle qui incline le gouvernement soit à droite, soit à gauche, de faire l’emplette de nouvelles convictions : la politique a son vestiaire ou ces trucs et ces changements d’habits s’exécutent en un tour de main. C’est une économie, et cela ne trompe personne.
Quelle simplification dans la polémique des feuilles qui, écrivant chez nous pour ceci ou contre cela, donnent le plus souvent des logogriphes à déchiffrer au lecteur ! Il suffirait, par exemple, pour les uns de dire, pour les autres de comprendre que M. Thiers, qui voyageait dernièrement dans les États de l’Archiduc, ne s’était mis en route et en frais d’éloquence qu’afin d’échanger son manteau de conspirateur contre le chapeau blanc du maréchal de Mac-Mahon.
Je m’aperçois, seulement en finissant ce petit cours de morale à l’usage des ambitieux politiques, que j’ai analysé la pièce de M. Albert Millaud, Madame l’Archiduc. Cela prouverait à la rigueur qu’il peut y avoir du sérieux dans l’opérette et du bouffon dans la politique. Quoi qu’il en soit, le premier acte de cette folie musicale a obtenu un grand succès à la première représentation. Mais – car il y a un mais – le deuxième et le troisième acte ont paru un peu traînants. Le second surtout peut et doit être resserré dans quelques scènes. Mais encore un mais, n’oublions point que les formes et les traditions de l’opérette sont un cadre élastique : l’auteur doit se résoudre à faire dans ce cadre une place quelquefois très grande à la bonne humeur du comédien. Si celui-ci a de l’esprit, de l’à-propos, et quelque chose de cet art des acteurs-improvisateurs de l’ancienne Comédie italienne, art qui consistait à substituer au texte écrit une boutade heureuse de l’interprète, celui-ci, en devenant le pivot de la pièce, l’enlève et, en quelque sorte, l’emporte dans son propre succès. De plus, au petit théâtre où l’on vient de donner Madame l’Archiduc, il faut compter sur un public qui se recrute parmi la Franc-maçonnerie de la jeunesse dorée d’aujourd’hui. Ce public comprend et parle couramment la langue de l’auteur et du compositeur, il en savoure les raffinements et y entend-malice, lors même que ses faiseurs ordinaires n’ont pas toujours songé à se montrer si fins que cela. Il faut donc conseiller aux auteurs de pratiquer des coupures dans les deux actes qui font longueur, et accorder quelques soirées aux compères de cet opéra bouffon pour se renvoyer la réplique.
Dans la profusion de morceaux courts ou développés dont se compose la nouvelle partition de M. Offenbach, on a fait bisser tant de couplets, que je n’en sais plus le nombre ; mais je ne répondrais pas que tous méritassent cet honneur devenu si banal de nos jours ! Le premier acte de Madame l’Archiduc a été par le fait chanté deux fois. « Quel succès ! » ne manqueront point de s’écrier les amis du compositeur. Quelle maladresse ! répondrai-je, et dont il a souffert tout le premier ! Comment le public, enseveli sous ces bis repetita placent, aurait-il pu s’en dégager et prêter ensuite une attention suffisante au reste ? Lorsque le rideau s’est levé sur le second acte, il était à bout d’enthousiasme sincère… ou officiel.
Parmi les morceaux les plus applaudis, je citerai au premier acte le joli quatuor des baisers. Je goutte, aussi médiocrement que possible le finale qui a fait bondir l’auditoire et donc chaque spectateur fredonnait le motif dans les coridors du théâtre : Un p’tit bonhomme pas plus haut qu’ça ! La phrase, très vulgaire d’ailleurs, repose ici sur une des formes du rhythme dont le compositeur a le plus abusé. Le public, même en applaudissant très fort, devait se dire : « Mais c’est toujours la même chose ! » Il avait raison et il avait tort, parce qu’il était involontairement entraîné à confondre le rhythme avec la mélodie, deux choses essentiellement distinctes.
Le seul morceau à citer au second acte n’y a été qu’à peine remarque ; je veux parler du sextuor de l’alphabet chanté par la fausse comtesse, son mari et les quatre conspirateurs. La phrase dite par Judic a de l’esprit et de la grâce, et la coupe de ce sextuor est traitée dans son ensemble par le compositeur avec une rare connaissance de la scène. En revanche rien de moins original que l’air avec chœur, sur lequel l’Archiduc fait son entrée : Je suis original ! Si c’est par anti-phrase et pour donner un dément goguenard à un sot couronné que le musicien a ramassé son motif dans la banalité des ponts-neufs, encore s’est-il baissé au-delà de ce qu’exigeait la situation.
Si M. Offenbach n’a pas fait suffisamment la part de la musique dans cette foule de couplets qu’on a applaudis et bissés ce premier soir, il y a mis du moins de la facilité et de l’esprit. J’insisterai à cet égard sur le tour heureux des derniers couplets de madame Judic dont le refrain est : Il n’a pas eu ça… La chanteuse, je le sais, y a répandu le charme et la séduction de sa manière. Mais le musicien n’a pas eu moins d’esprit en ceci que son interprête.
L’impression générale, à cette audition de la musique de M. Offenbach, a été que le compositeur ne s’était pas fait faute de chercher dans le souvenir de ses anciens ouvrages des inspirations pour en écrire un nouveau. Il faudrait avoir entendu une fois Madame l’Archiduc pour se prononcer en connaissance de cause. Je crois toutefois que ce que M. Offenbach a demandé à ses opéras devenus populaires (quelques-uns ne le furent point d’arbord), ce sont des rhythmes plutôt que des idées. C’est dans le rhythme qu’il se recommence. En supposant que chez lui l’inspiration s’épuise, il y supplée par un talent qu’on ne saurait lui contester, celui d’écrire pour la scène et de donner à chaque morceau le relief qui lui est propre. Cela constitue le métier, direz-vous ? d’accord, mais le fin du métier est indispensable à qui compose en vue de la perspective théâtrale.
Les deux grandes ouvrières du succès poursuivi en commun par MM. Albert Millaud et Offenbach, ont été, à ce premier pas de l’ouvrage, Mesdames Judic et Grivot. Si j’avais un reproche à adresser à la première, ce serait peut-être de se recommencer, elle aussi, à chaque rôle. Je suppose que son miroir consulté par elle lui répond : « Où pourrais-tu trouver mieux ? » Et le public de faire chorus au miroir ! Il est impossible d’ailleurs de mettre plus de grâce et de malice que ne l’a fait Madame l’Archiduc dans ses couplets du troisième acte. Quant au colonel Fortunato, Madame Grivot, on ne saurait donner à ce rôle d’officier de cour, et de boudoir, plus d’élégance, de finesse et de crânerie militaire ! C’est Chérubin ayant brisé sa guitare et oublié dans les amourettes de garnison sa romance à sa « belle marraine ». Il sacre comme une vieille moustache, le charmant vaurien ; mais sur ses lèvres façonnées déjà aux jurons de caserne, les mots d’amour se posent toujours avec la même grâce qu’autrefois. Madame Grivot a enlevé ce rôle qui a été le plus grand succès du premier acte. Et je vous ai dit ce qu’avait été le premier acte pour l’ouvrage. Daubray, l’Archiduc, voudrait bien recommencer Désiré à ce théâtre… Ah ! s’il ne tenait qu’à nous, comme nous le laisserions faire.
Bénédict.