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La Soirée Théâtrale – Madame l’archiduc

Le Figaro – Lundi 2 novembre 1874

Sonnez clairons, battez tambours !
La diva Judic rentre dans son théâtre des Bouffes-Parisiens.
Théo s’en va. Judic revient ; battez tambours, sonnez clairons !
Les Bouffes ont pris un air de fête ; on n’a mis qu’un seul drapeau à la porte, mais tous les cœurs sont pavoisés.
Sonnez clairons, battez tambours !
Comte rayonne, et tout rayonne autour de lui. Le gaz brûle plus joyeusement que de coutume ; on n’a pas ajouté de becs, mais tous les visages sont illuminés.
Battez tambours, sonnez clairons !
Isabelle a apporté ses plus belles fleurs ; elles ne sont pas plus fraîches qu’à l’ordinaire, mais tout le monde est épanoui.
Sonnez clairons, battez tambours !
La diva Judic rentre dans son bon théâtre des Bouffes-Parisiens.

Assez de poésie ; parlons sérieusement.
Le lever de rideau était annoncé pour huit heures et demie ; c’est pourquoi l’on a commencé vers neuf heures un quart.
Eh bien ! il y a encore eu des retardataires.

Faut-il décrire la salle ? Ma foi non. Il y a trop de premières tous ces jours-ci et la salle de ce soir ressemble à celles d’hier comme celles de demain lui ressembleront.
Ce sont les mêmes clubmen, les mêmes bouraiers, les mêmes cocottes, les mêmes critiques solennels, les mêmes confrères médisant, les mêmes reporters furetant, les mêmes « Bonsoir cher ! – D’où viens-tu ? – Du cabaret. – Où vas-tu ? – Au cercle. – Où iras-tu demain ? – Aux courses ! »

C’est Judic, Judic seule, qui va se livrer ce soir aux bravos ou aux critiques du public des Bouffes.
Pendant ce temps, Peschard se prépare pour un succès non moins isolé, aux Variétés, dans les Prés Saint-Gervais.
Judic et Peschard, Peschard et Judic ont donc fini de roucouler ensemble.
Finis, les duos d’amour, les déclarations brûlantes malignement écoutées, Judic réussira sans Peschard et Peschard réussira loin de Judic.
C’est tant mieux.
On dit que la diva du passage Choiseul avait refusé de faire une création nouvelle à côté de Mme Peschard et que l’auteur aussi n’avait pas voulu se risquer à refaire la Timbale, la Petite Reine et autres opérettes sorties du même moule.
Je comprends cela.
Rien n’est agaçant comme de savoir d’avance qu’on retrouvera dans une pièce nouvelle, une situation qu’on a déjà vue une douzaine de fois exploitée au profit des mêmes personnages.
Judic et Peschard sont devenues impossibles dans la même pièce. Séparées, on les aime ; réunies, on se trouve agacé.
C’est pourquoi j’applaudis à la combinaison de ce soir qui nous a montré Judic sur la scène et Peschard dans la salle.

Disons tout de suite du bien des costumes de la diva. Grévin s’est surpassé. On sait comment il s’y prend pour déshabiller Judic tout en l’habillant ; ses costumes sont de véritables petis chefs-œuvre [1].
Le premier et le dernier surtout.
Le premier : un costume de mariée sicilienne, vert tendre et rose, tout brodé d’or. Trop d’or, peut-être.
Le dernier, d’une fantaisie charmante : robe longue en cachemire blanc, le corsage gardi de brandebourgs d’or, épaulettes d’or, l’épée au côté, le grand cordon bleu sur le corsage, le chapeau de maréchal, en feutre gris, crânement campé sur les cheveux. C’est à la fois mâle et coquet.

Un bon point aussi pour la toilette de Mlle Perret : une robe fourreau mauve à plusieurs petits collets avec une cravatte-écharpe verte, un ridicule vert et un énorme chapeau Marie-Antoinette, mauve à plume mauve.
Si la toilette est jolie, la personne qui la porte est bien jolie aussi. Voilà un double succès de plus pour la Diane de la Gaîté, succès de femme et succès d’artiste.

Au premier acte, un refrain qui deviendra populaire :
Un p’tit bonhomm’ pas puls haut qu’ça.

Avis important :
Il ne s’agit pas de M. Thiers.

Le p’tit bonhomm’ c’est Mme Grivot, le capitaine des dragons de l’archiduc Daubray.
Quel amour de militaire !
Le buste étroitement sanglé dans sa veste blanche au plastron rouge brodé d’or, les jambes finement dessinées sous un collant bleu-ciel, et les pieds emprisonnés dans de mignonnes bottes vernies, il faut la voir marcher la tête droite, commandant d’une voix brève ses hommes et leur faisant faire la manœuvre.
Ce joli soldat est irrésistible auprès des dames. Quel coup d’œil impertinent il leur jette. Avec quelle cranerie il lance son juron favori. Tout cela est parfait.
Vue par le gros bout de la lorgnette, Mme Grivot m’a représenté absolument ces charmantes statuettes de Saxe, si fines de dessin et si vives de coloris, que l’on place soigneusement sur la planche la plus élevée de l’étagère, tant on a peur de les faire tomber, et se briser en mille miettes, rien qu’en les frôlant du coude.
Je profite du premier entracte pour faire une courte station aux Italiens où l’on reprend Otello devant une salle absolument comble. (…)

Revenons aux Bouffes.
Sur la scène, il y a une grande animation. Ce sont des allées et venues continuelles. Les amis de la maison viennent serrer la main aux auteurs ou apporter des fleurs à la diva dont la loge est littéralement encombrée de bouquets.
Quant aux auteurs, ils s’occupent encore de leur mise en scène. Millaud court partout en donnant ses derniers ordres.
– Surtout, n’enlevez pas le fauteuil de l’archiduc.
– Les conspirateurs entrent par la droite.
– Tous les dragons sont-ils là ?
Ces phrases se succèdent fiévreusement.
De temps en temps, des premiers rangs de l’orchestre, on aperçoit une main qui fait des signes aux choristes en scène. Quelquefois, le bras tout entier dépasse. C’est Offenbach, qui, dissimulé derrière un portant, remplit l’office de régisseur et se donne une peine inouïe pour exciter tout son monde de la voix et du geste.
À un moment donné, le bras ne suffisant plus, il allonge sa canne pour pousser en avant un des ministres de l’archiduc. Ce manège a duré pendant les deux premiers actes. Par exemple, au troisième, le maestro a été bien malheureux. Tout un côté de la scène était occupé par un pavillon et un praticable qui lui cachaient le théâtre : impossible de faire le moindre signe aux artistes. Il lui a fallu rester tranquille, rongeant son frein et se plaignant de sa grandeur qui le retenait dans la coulisse.

Un petit côté bien amusant.
Offenbach a dit à son fidèle chef de la Gaîté, M. Vizentini, qu’il le mettrait à l’amende de cinq cents francs si un autre que lui conduisait, ce soir, à Orphée aux Enfers.
M. Vizentini brûlait pourtant du désir d’assister à la première de Madame l’Archiduc.
Mais Offenbach a tenu bon.
– De deux choses l’une, a dit le maëstro, ou bien j’aurai un four, – ce n’est pas probable, mais ça s’est vu – et alors je ne veux pas que vous y assistiez au risque de voir diminuer mon prestige directorial, ou bien j’aurai un succès et en ce cas je n’aurai pas besoin de vous pour applaudir.
Vizentini est donc resté à son pupitre de la Gaîté.
À moins pourtant que ce fût lui, le gros monsieur à longue barbe grise qui s’est fait remarquer par son enthousiasme au premier rang des fauteuils de balcon ?
Cette barbe grise m’inspirait quelques doutes.

En attendant le compte rendu de mon collaborateur Bénédict, je tiens à constater la réussite de Madame l’Archiduc.
Le premier acte surtout a eu un immense succès. Offenbach n’a jamais été mieux inspiré. On a bissé presque tous ses morceaux.
Le quatuor des baisers, le quatuor anglais, le final qui contient les ravissants couplets qui ont été un vrai triomphe pour Judic, feront la fortune de la partition, comme la scène d’interrogatoire au second acte, si plaisamment jouée par Daubray, fera la fortune de la pièce.
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.

[1SIC

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