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Courrier des théâtres

Le Figaro – Mardi 2 juin 1874

UNE NUIT A LA GAITÉ.

Si jamais Orphée aux Enfers fut lestement enlevé, c’est bien samedi.

A onze heures et demie, le rideau était baissé, et le décor de l’Enfer faisait place à celui du souper de la centième.

A minuit et demi, les invités d’Offenbach doublaient les deux redoutables contrôles installés, l’un à la porte des artistes, l’autre sur la scène ; Rhadamante lui-même, en cravate, blanche, dévisageait avec soin les arrivants. S’il avait fallu, en effet, inviter tous ceux qui en avaient fait la demande, Brébant aurait été dans la nécessité d’installer des tables au Champ-de-Mars.

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Deux cent cinquante invitations seulement avaient été lancées. Parmi les invités figuraient naturellement les artistes du théâtre, la presse et quelques amis.

Citons au hasard Mmes Schneider, Judic. Théo, Antonine ; Mmes Peschard, Grivot et Cico s’étaient fait excuser.

MM. de Pêne, Détroyat, Bischoffsheim, Vïbert, Bernc-Bellecour, Stop, Grévin, Thomas, E. Bertrand, Comte, etc. etc., assistaient à la fête.

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Par un sentiment de délicatesse très juste, le maestro avait exigé que toutes les femmes vinssent en paysannes de cette façon, point de toilette tapageuse, ni écrasante, et puis, ce costume est de beaucoup le plus commode pour danser.

L’orchestre, dirigé par M. Léon Dufils, était installé à la place de la cheminée du foyer ; il a, toute la nuit, joué des danses empruntées au répertoire d’Offenbach ; le champ était vaste, on le devine.

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Tout d’abord, la chaleur étouffante dont nous jouissons depuis deux jours, avait pu donner à craindre qu’on manquât d’entrain.

Mais quelques personnes de bonne volonté ayant donné l’exemple, tout le monde se mit à battre les plus joyeux entrechats. On eût dit un-bal dans un bain de vapeur, mais une fois le premier pas fait, personne ne s’arrêtait plus...

J’ai vu danser jusqu’à Bischoffsheim.

Parmi les dames, s’il fallait décerner des médailles d’honneur, nous les accorderions sans balancer à Mmes Dartaux, Judic, Matz-Ferrare, Angèle et au corps de ballet en général : il est si agréable de danser pour son propre compte !

Le moyen, d’ailleurs, de, résister à la musique d’Offenbach ? Au moment où l’on hésitait encore un peu, le maëstro a escaladé l’estrade de l’orchestre et joué au piano le quadrille d’Orphée ; Strauss tenait le bâton de mesure et Vizentini faisait le premier violon.

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Dès trois heures, M. Vazeilles annonce que le souper est servi, et l’on se dirige vers la scène.

Le coup-d’œil est magnifique. La décoration est analogue à celle de la salle éclairée comme pendant les représentations. La table d’honneur, placée en largeur devant le buste de Nicolet, occupe le fond ; six grandes tables en longueur viennent y aboutir.

Le maestro est entre Mmes Judic et Théo.

Ce qui, vu le nombre des soupeurs, est étonnant, rare, invraisemblable, c’est que le souper est excellent. Qui remerciera jamais le maëstro comme il le mérite, de toutes ses attentions délicates ?

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Le souper, chose attendrissante, commence par une tasse de bouillon, et, l’œil humide de reconnaissance, nous apercevons sur la table de l’eau de Saint-Galmier !!!

Chacun s’est placé comme il l’a voulu. M. Montaubry, qui croit que sa grandeur l’attache à la table d’honneur, jette des regards d’envie sur ses camarades qui, plus modestement installés, s’amusent beaucoup plus que lui.

Comme la scène est ornée des bannières du défilé, les coïncidences les plus bizarres se produisent.

X... qui pousse la prudence à ses dernières limites, voit au-dessus de lui : GUERRE ; on lit COMMERCE ET FINANCES derrière Z..., qui n’a jamais su garder un sou ; MARINE surmonte la tête de M. Y.... etc., etc.

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Après des toasts fantaisistes portés par Mme Dartaux qui monte sur la table pour être mieux entendue, M. Clément-Just, tenant à la main un verre à champagne, plein de vin rouge, s’avance d’un air mélodramatique. On croit qu’il va jouer le quatrième acte du Sphinx :

Point ! au nom de ses camarades dont il est le doyen, il se contente de remercier Offenbach.

Son petit speech fort ému ne brille pas par l’adresse ; il ne parle que de la maladie de l’infortuné amphitryon, et il termine en souhaitant longue vie à celui qu’il nomme son père !

Offenbach s’associe de grand cœur à ses conclusions ; il veut parler..., de quatre côtés à la fois on l’interpelle..., il répond à tout le monde avec une verve et une gaîté à toute épreuve.

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Un dernier toast est porté à la presse.

Un instant on veut forcer M. Détroyat à prendre la parole ; ce sont les artistes qui font cette motion.

Pourquoi ?

Enfin, le souper, achevé, on retourne au foyer et on recommence à danser. Cette fois, le soleil est de la fête on ouvre les rideaux et on danse en plein jour. Dès lors, c’est du délire, on entame les galops les plus fantaisistes. Ce n’est qu’à six heures que les musiciens déclarent qu’ils vont se retirer.

Cette manifestation est trouvée du plus mauvais goût ; on espérait danser quelques heures encore ; les dames avaient demandé qu’on leur laissât seulement le temps de s’habiller pour jouer Orphée dimanche

Offenbach a fait la des prodiges et il a été merveilleusement secondé par MM. Vizentini, Tréfeu, Taigny, Mendel, Vazeille et Baudu, ses intrépides lieutenants.

Jules Prével.

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