Les chemins de fer et les pataches. – Concours Orphéonique de Blois. – Résultats de l’institution des Sociétés chorales dans le peuple. – Départ de Paris. – M. Antony Béraud à Blois. – Sensation. – Un souvenir historique et militaire de la vie de l’ex-directeur de l’Ambigu. – Mes compagnons de voyage. – Théophile Gautier musicien. – Arrivée à Blois. –
L’aristocratie Blésoise. – Fête musicale du 13 juillet. – Le château. – Le Musée. – MM. Duban et de la Morandière. – L’évéché. – Distribution des prix du concours. – Banquet. – Deux toasts portés à Figaro. – Le château de Chambord. – Une lettre inédite de M. de Chateaubriand. – Les eaux de Saint-Denys-lès-Blois. – Le serrurier Delcros. – Un dîner rabelaisien. – Amboise et l’architecte du roi Louis-Philippe. – Chenonceaux. – M. et madame de Villeneuve. – Un récit émouvant en chemin de fer. – Retour.
(…) Il déjeûnait un matin chez Théophile Gautier ; on vint à parler de musique. L’amphitryon, qui l’a qualifiée, en mainte circonstance, de bruit un peu plus désagréable que les autres, en raisonnait ex professo.
A force de s’échauffer sur ce sujet, Gautier veut passer de la théorie à la pratique. Faute de papier réglé, il en fabrique séance tenante et après avoir jeté, avec la hardiesse d’un calligraphe habile, une clef de sol en tête de la première portée, il se met à tracer au hasard des
notes sous les paroles d’une de ses poésies, la Fille du pêcheur. Scrupuleux observateur de l’expression, chaque fois qu’il est question du ciel ou de la tombe, il a grand soin de monter au grenier ou de descendre à la cave de la gamme, afin de mesurer son inspiration sur l’ascension ou la chute du vers.
Ce beau chef-d’œuvre terminé, Gautier le place sur le pupitre du piano, prie Reyer de le déchiffrer, tandis qu’il s’apprête, avec la candeur de l’ignorance, à en savourer les notes mélodieuses. – ll eût été inutile de chercher a l’éclairer sur les illusions de sa paternité musicale de très bonne foi, le poète n’eût pas compris. Pour lui il y avait musique, dès l’instant que le papier réglé était consciencieusement noirci,et que chaque note correspondait à une syllabe du vers placé au-dessus. Reyer prit le parti le plus sage ; il improvisa une mélodie à la place du griffonnage insonore qu’il avait sous les yeux, et à l’issue de cette épreuve triomphante, le poète
ne douta plus de son infaillibilité musicale.
A quelque temps de la, il arriva qu’Offenbach se rendit chez Gautier pour lui demander l’autorisation d’éditer quelques-unes de ses pièces de vers dont il avait écrit la musique, et le hasard voulut qu’au nombre de celles-ci figurât la Fille du Pécheur.
— Pour celle-là, dit le feuilletonniste, il est trop tard, c’est fait !
— Comment ! s’écrie Offenbach, et par qui ?
— Par le petit Théo, dit orgueilleusement Gautier en posant son médium sur sa poitrine, puis souriant dans sa barbe de la hardiesse du compositeur, il ajouta : C’est égal, je ne suis pas fâché d’entendre ce que tu as fait la-dessus.
Et, lorsque l’auteur eut joué sa composition :
— Certainement, ça n’est pas tout-à-fait sans mérite, dit-il, en avançant dédaigneusement la lèvre ; mais vois-tu, mon bonhomme, moi aussi, j’ai mis en musique la Fille du Pécheur. Je ne t’en dirai pas mon avis, bien que Reyer assure que c’est un chef-d’œuvre.
Modeste, mais convaincu, il fit ici le geste d’autorité que Léonce a trouvé dans Tromb-al-Cazar, lorsqu’il s’écrie « Aux pommes ! »
— Au reste, ajouta Gautier, je te prie bien de croire que je ne tire de ceci nulle vanité, car cela m’a coûté si peu, si peu, que si chef-d’œuvre y a, j’en puis couvrir chaque jour les portées d’un opéra en cinq actes. Viens me revoir demain, et je te ferai entendre ma composition.
Le jour même, Gautier écrivait à Reyer un billet ainsi conçu :
« Renvoie-moi ma musique par le porteur, j’en ai absolument besoin : histoire d’humilier Offenbach. »
Encore aujourd’hui, le poète d’Emaux et Camées est plus que jamais convaincu de son aptitude musicale, et il ne lui arrive plus d’entendre une seule partition sans dire mentalement au compositeur : –« Ah ! mon drôle, tu voudrais bien avoir fait la Fille du Pécheur ! » – Absolument comme Lemierre, l’auteur de la Veuve du Malabar, qui, s’arrêtant un soir devant le buste de Voltaire au foyer de la Comédie-Française, l’interpellait à voix basse :
— Ah ! pendard ! lui disait-il, tu serais bien fier, n’est-ce pas, d’avoir fait ma Veuve ?
(…)
H. de Villemessant.