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Folies-Dramatiques

Le Figaro – Lundi 12 février 1877

Première représentation de la Foire Saint-Laurent, opéra-bouffe, de MM. Hector Crémieux, A. de Saint-Albin et Jacques Offenbach.

Avec les noms de Bobèche et de Malaga, nous devrions être fixés sur l’époque où se noue le double imbroglio de l’opéra-bouffe de MM. Crémieux et Saint-Albin. Si nous nous en tenions à une date précise (ce qui n’importe guère en matière de vraisemblance dramatique), nous serions fort empêchés de rencontrer sur notre chemin la clientèle d’acheteurs et de spectateurs des foires Saint-Germain et Saint-Laurent ; mais les scènes populaires ne chômaient point
pour cela. Une baraque dramatique, célèbre sous l’invocation de la danseuse Malaga, s’élevait en face de Nicolet sur le boulevard du Temple. En 1805, deux jeunes flâneurs sans état – enfants de quinze ans – l’un faubourien de Paris, l’autre paysan de l’Orléanais, montaient ensemble sur le tréteau pour faire rire les badauds du boulevard aux bagatelles de la porte. Le premier, Antoine Mandelart, pour ne point « déshonorer ses aïeux » (sa mère était cardeuse de matelas) s’appela Bobèche pour le « public idolâtre » l’autre ; Auguste Guérin, prit le nom de Galimafré.

Après leur première parade (elles duraient dix minutes), ils jouirent de toute leur popularité, qui devait durer dix ans. Un peu moins célèbre que son compère, tout en ayant la même action sur la foule, Galimafré a laissé quelque chose comme des Mémoires, qu’il a eu l’esprit de faire courts. Parlant de ce double début en plein vent, il dit que ni lui ni son compagnon ne purent dormir dans la nuit qui précéda cette grande soirée. Il s’agissait pour eux de recueillir la succession d’un paillasse célèbre, le père Rousseau. Au moment de franchir le plancher aérien, le père Rousseau leur apparaissait comme un dieu : couverts des bravos de la foule en redescendant l’échelle, le dieu n’était plus même un pitre Ces deux enfants étaient dignes
d’être des hommes.

Dans un dictionnaire amusant où il complète ou rectifie bien des infiniment petits intéressants sur l’histoire moderne, M. Jal nous renseigne sur la grandeur et la décadence des deux paradistes du théâtre de la Malaga.

Passé à l’état de grand acteur, d’acteur à recettes, Bobèche, sa pièce jouée, devenait un habitué de l’orchestre du Théâtre-Français, – surtout aux soirées solennelles de la Comédie. Jabot plissé, habit à la française, culotte noire, bas de soie, boucles d’argent aux souliers,
dans cette tenue aussi élégante que correcte, Bobèche applaudissait Talma aux bons endroits seulement.

De nos jours, la Comédie-Française voit également s’asseoir dans lsa salle la famille Bobèche, mais les petits-fils sont sévères, autant que le grand père aimait à se montrer juste appréciateur de l’art dont il connaissait toutes les difficultés.

Le père de mademoiselle Monvel – que Talma lui-même regardait et étudiait comme son maître – assistait quelquefois aux séances de Bobèche et de Galimafré ; et, la parade terminée, il leur disait : « Mes enfants, ceci était bien, mais cela ne valait pas le diable, bien que votre public ait beaucoup trop applaudi cela, et pas assez ceci. Les choses ne se passent pas autrement chez nous, d’ailleurs. » Et Monvel refaisait le canevas de l’improvisation de deux bateleurs, comme s’il se fût agi d’écrire une de ses comédies.

Les auteurs de la « Foire Saint-Laurent », usant d’un droit que personne ne leur conteste, ont doté les « Grands danseurs du Roi » d’un Bobèche, lequel aurait légué son nom et son emploi au véritable, qui devait naître vingt ans plus tard. Bobèche est courtisé et même un peu enlevé par la danseuse de corde Malaga devenue légitimement princesse Ramollini. Or, pendant que la princesse et sa conquête voyagent sur la carte de tendre qui confine pour eux au cabaret de Ramponneau, ils sont poursuivis par la jalousie d’un époux italien auprès duquel Othello n’est qu’un mérinos noir. Cette première piste est croisée par une seconde. Le fils, l’héritier du grand Curtius (le fondateur en France des musées en cire), le jeune Nicolas, dont la vertu persistante inquiète son « auteur de jours », court, par ordre paternel, les aventures, amoureuses, à la veille d’épouser mademoiselle Carlinette, la fille de feu le célèbre Arlequin de la Comédie Italienne. Jeune pensionnaire dans un couvent de Rouen et conduite à Paris avec ses compagnes, la fiancée s’enfuit, au saut de la diligence, à travers les rues de ce Paris inconnu pour elle, afin de ne pas épouser un homme que son cœur n’a point choisi, et qui se présente en dehors des usages et des péripéties agitées des romans qu’elle lit en cachette au couvent.

Le futur mari et la future femme risqueraient fort de déchirer tous deux leur robe d’innocence, si le hasard ne les réunissait à point nommé en les dérobant l’un et l’autre sous le voile de l’incognito. C’est un roman qui s’ébauche sur les marges du contrat de mariage qui ne doit être signé qu’afin du 3e acte. Mais l’opéra bouffon ne fait pas circuler deux paires d’amoureux sans arrière-pensée de brouiller en chemin ce double tête-à-tête, toutes choses devant revenir d’ailleurs à leur point de départ. Il y a donc substitution des deux héroïnes compromises. Carlinette est prise pour la femme coupable qui a enlevé Bobèche, et Nicolas Curtius est convaincu, même à ses propres yeux, d’avoir fait la répétition générale de son futur mariage avec la princesse Ramollini.

Le double quiproquo, noué dans le cabaret de Ramponnéau, se dénoue dans le cabinet des figures de cire du papa Curtius. Les personnages historiques de ce musée, las de leur immobilité olympienne, s’agitent sur leur socle, prennent une voix, et appelant par trois fois Ramollini par son nom, apportent, à l’innocence de la princesse faussement accusée, le témoignage de Rome et d’Athènes. Le prince le prend donc en « homme de cour », comprenant très bien que lorsque l’histoire dit non, ses yeux – trop intéressés pour rester impartiaux – ne peuvent dire oui. Notre mari rentre en possession de sa femme, et Bobèche n’y perdra rien ; mais je crois qu’il céderait volontiers sa part.

La vivacité, le décousu des scènes, la variété des tableaux, le mouvement poussé au besoin jusqu’à la confusion des incidents dramatiques (le public trouvant son plaisir et aiguisant sa curiosité à faire la lumière dans ce chaos), tout cela constitue les règles classiques du
genre auquel appartiennent la Foire Saint-Laurent et les gais scénarios taillés sur ce patron. S’en amuser sans conséquence avec les spectateurs, c’est leur rendre justice et les louer au prix qu’ils y mettent. Quand les foules ont ri – en ajoutant le tort apparent de se divertir à propos de folies sans queue ni tête – la critique n’a pas le plus léger prétexte à contredire. Quand elle dirait à MM. Crémieux et Saint-Albin « Eh ! Messieurs, vous n’avez pas le sens commun ! » – Ceux-ci seraient en droit de répondre : « Parbleu ! nous le savons bien, et nous avons compté là-dessus pour amuser les gens d’esprit. Tant pis pour vous, qui passez de l’autre côté ! » C’est dur, en ce cas, d’avoir raison et de faire la figure du sage qui s’ennuie parmi les fous qui s’amusent Mais cette figure-là est par malheur le masque obligé de la critique.

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M. Offenbach a écrit sa partition de la Foire Saint-Laurent, en se disant « La victoire est aux gros bataillons. » Comment lui donner tort, lorsque couplets, chansonnettes, rondeaux ont soulevé des tempêtes de bravos, dont l’épidémie des bis n’a qu’à grand’peine apaisé les
soulèvements ? lorsque, étrange méprise du public ! le duettino des gardes françaises : La première fois, qu’il t’arrivera… a été redemandé jusqu’à trois fois, pendant que le très piquant et très spirituel duo die l’arlequinade : Mam’selle Zirzsabelle, très bien dit et chanté par Mmes Vanghell et Geoffroy, n’a été que très insuffisamment applaudi ? Si c’eût été un joli morceau de scène seulement bien fait, passe encore ! Mais la strette de ce duo, bien écrit pour les deux voix, bien orchestré, est enlevante. Quoique très bien conduit, c’est un morceau
écrit de verve.

On a goûté (remarquez la nuance qui exclut la frénésie) la jolie romance-rondo de Bobèche au 3e acte : Mon oncle, j’ai dormi. Mais ce qui m’a causé une déception inattendue – dont j’ai été fort aise – c’est l’accueil tiède, incertain, fait à la valse des chattes traduisant en valse les mia-ou de la Minette de Béranger. A la répétition générale, cette valse miaulée laissait prévoir un succès par-dessus les toits. – Tant pis ! direz-vous ? Moi, je dis tant mieux ! Car, au lieu de poursuivre un succès si haut perché et de le demander à des procédés excentriques qui relèvent de la parodie et non de la musique, le compositeur, demandant ce succès à son esprit, irait moins haut et s’élèverait davantage !

Au reste, je suis à l’aise pour reprendre chez un musicien populaire précisément ce qui, dans sa manière qui est le coin de son originalité de mélodiste, continue à le faire réussir : il peut m’entendre, l’applaudissement de son auditoire le dispensant de m’écouter et de se corriger. Comme cela a lieu dans une des dernières œuvres légères du musicien, la Créole, je crois, la Critique peut chanter : C’est moi, qui suis les grands parents ! Lui tournant le dos et jouant le rôle du coquin de neveu de la comédie, M. Offenbach poursuit le cours de ses spirituelles fredaines et – les fait applaudir.

Mlle Girard (souhaitons-lui de retrouver la belle voix de sa mère) a reçu un chaleureux accueil du public à son entrée au théâtre dans le rôle de Carlinette. Le crédit fait à la débutante a été en très petite partie acquitté par elle dans cette première soirée. Mlle Girard a du naturel, l’aimable gaucherie de son inexpérience, une toute petite voix dont il faut attendre l’éclosion. Elle a dit avec un accent juste ses deux rondeaux : Un joli jeune homme ! et : A peine je m’élance… Applaudissons – mais rien de plus – aux espérances d’un talent en le laissant
se former.

Mlle Vanghell (Bobèche) a peut-être plus de talent que de bonheur à la scène. L’intelligence de Mme Geoffroy se dépense dans un petit rôle. Milher joue le sien, celui du prince Ramollini, avec une conscience qui lui réussit mieux dans d’autres créations. L’acteur, en donnant dans la caricature, touche rarement au point juste où il faudrait s’arrêter.

La Foire Saint-Laurent a réussi, et ce, succès peut compter double, puisqu’il hâtera sûrement la convalescence de M. Hector Crémieux.

Bénédict.

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