L’opéra-bouffe de MM. Offenbach, Hector Crémieux et de Saint-Albin qu’on vient de représenter aux Folies-Dramatiques a donné lieu, depuis plusieurs mois, à une lutte homérique.
Pour en raconter toutes les péripéties, plusieurs numéros du Figaro – avec le supplément – ne suffiraient pas. C’est pourquoi je ne puis, à regret, qu’en retracer certains épisodes.
On sait que le directeur des Folies est un administrateur prudent, ennemi des fortes dépenses, ayant adopté un système que je ne saurais blâmer, puisqu’il lui réussit celui de l’économie à outrance.
– Réduire les frais de façon à pouvoir résister aux mauvaises recettes !
Voilà sa devise.
Celle d’Offenbach n’est pas précisément la même.
– Accumuler les frais de façon à n’avoir que des recettes excellentes !
Voilà la sienne.
Offenbach veut une étoile ou deux ou trois pour tous ses ouvrages. Cantin est l’ennemi juré des étoiles.
Offenbach rêve des mises en scène éblouissantes. Cantin ne veut pas de mise en scène du tout.
Offenbach jette l’argent par les fenêtres. Cantin se mettrait au besoin sous ces fenêtres-là en tendant son chapeau.
Depuis qu’il est question de la Foire Saint-Laurent aux Folies-Dramatiques, ces deux systèmes administratifs se sont constamment trouvés en présence.
Offenbach faisait, pour son opérette, des distributions fantastiques. Cantin le ramenait à la réalité.
Cependant si la prodigalité du maestro n’est pas sortie triomphante de la lutte, l’économie ordinaire de M. Cantin n’a pas non plus eu le dessus.
On a fait une bonne moyenne.
Ainsi les trois décors de la Foire Saint-Laurent sont neufs. Demandez plutôt à M. Zara.
On s’est bien servi, pour certains fonds, d’anciennes toiles qu’on a repeintes ; certains coins ne sont, il est vrai, que du rafistolage ; mais l’ensemble des trois tableaux est extrêmement pittoresque et tout à fait conforme au cadre d’un théâtre populaire.
Les costumes sont neufs également.
On s’est bien servi de certaines étoffes, de certaines coiffures qu’on avait en magasin mais je vous jure que cela ne se voit pas.
Arrivons tout de suite aux décors.
Le premier acte nous transporte naturellement à la foire Saint-Laurent. Voilà la baraque des grands danseurs du roi, dirigée par le Sieur Nicolet, et celle où le sieur Curtius exhibe ses figures de cire ; puis d’autres tréteaux garnis de leurs musiciens en uniformes, de leurs pitres et de leurs paillasses.
C’est devant la baraque de Nicolet que Bobèche fait la parade.
Les auteurs ont donné un léger croc-en-jambe à l’histoire de la pitrerie.
La réputation de Bobèche ne date pas du tout de la foire Saint-Laurent. Bobêche a régné sur les tréteaux du théâtre des Pygmées et sur ceux des Délassements-Comiques sous l’Empire et la Restauration, alors que Curtius et Ramponneau n’étaient déjà plus que des figures légendaires. Mais quand on prend du pitre autant prendre celui-là.
Le Bobèche des Folies-Dramatiques est représenté par Mlle Vanghell.
Voyez le signalement de Bobèche dans les chroniques de l’époque : – Beau garçon, blond, taille moyenne, veste orange, chapeau gris à cornes, culottes vertes, bas gris, cravate noire, perruque rousse – et vous vous direz que l’aimable actrice ressemble énormément à ce portrait-là.
Au second acte, nous sommes chez Ramponneau, le cabaretier des Percherons.
Le décor a été copié sur une gravure du temps, gravure très rare que l’un des auteurs a dénichée à la Bibliothèque nationale.
Il est fort réussi ce décor, avec ses bosquets mystérieux, son grand hangar aux murs couverts de dessins et de caricatures, sa maison aux fenêtres ouvertes où des groupes joyeux ou amoureux boivent, chantent ou s’aiment à tous les étages. La lune qui se montre au ciel combat la lumière vacillante des chandelles éclairant les buveurs. On m’affirme – mais je raconte la chose sous toutes réserves – que M. Cantin s’est longtemps fait prier avant de faire la dépense d’une pleine lune.
– Le premier quartier passe encore, disait-il ; j’irais même jusqu’au second, mais une pleine lune… jamais !
Ce n’est qu’au dernier moment qu’il s’est laissé fléchir. Cependant on l’a entendu murmurer qu’on ne l’y prendrait plus.
Par exemple, M. Cantin n’a pas regardé aux frais de praticables. Il y en a dans les trois décors et de très compliqués. A ce second acte notamment, le cabaret de Ramponneau a deux étages, sans compter qu’on chante un chœur sur le toit du bâtiment d’en face.
Il aurait fallu des aides-machinistes supplémentaires pour manier tous ces praticables, et l’administration du théâtre a refusé d’en prendre. Aussi le machiniste en chef des Folies est-il dans un état horrible. Harassé, écloppé [1], il est obligé de se mettre en quatre pour faire exécuter les manœuvres nécessaires. Grâce à ses efforts, il est parvenu à ne pas prolonger les entr’actes outre mesure. Mais c’est un vrai miracle !
Le troisième acte se passe dans le cabinet des figures de cire de Curtius.
Sarcey, qui ne veut pas qu’on pousse trop loin l’amour du vrai au théâtre, doit être content les figures de ciré des Folies sont en carton. Il est vrai que l’effet est exactement le même.
Les auteurs ont été forcés de renoncer aux figures historiques. La Commission d’examen les a rigoureusement interdites. On n’a autorisé que Mahomet. Mahomet devait primitivement être François Ier. Jeanne d’Arc est devenue Minerve. Les autres bonshommes représentent des Chinois, des sauvages, des Napolitains. C’est le musée du tour du monde.
Les costumes sont soignés. Ceux des artistes surtout. La plupart ont été dessinés par M. Lucco. M. Draner en a fait quelques-uns. Je vous recommande les deux dragons, qui sont d’une fantaisie amusante.
A côté de Mlle Vanghell déjà nommée, engagée spécialement pour la nouvelle opérette, à côté de Milher dont l’accent italien a été copié sur celui de Rossi, de Mme Delorme, une duègne qui arrive de Bruxelles et des artistes ordinaires de la maison, il y a, dans la Foire Saint-Laurent, une jeune et charmante débutante, Mlle Girard, la fille de la dugazon qu’on a longtemps applaudie à l’Opéra-Comique, au Lyrique et ailleurs.
Je n’ai pas à parler de la chanteuse, ni de la diseuse, mais je puis dire qu’au point de vue physique, qui a vu la mère a vu la fille. Supposez Mme Girard subitement rajeunie par la baguette d’une fée et vous avez Mlle Girard.
La débutante est toute jeune et extrêmement heureuse de débuter. Son bonheur l’empêche d’avoir peur, et d’ailleurs, à son âge, on n’a
peur de rien.
On m’a raconté qu’il y a quelques jours, Mlle Girard arriva au théâtre, tremblante de joie. Elle tenait à la main un petit journal – sans importance – un de ces petits journaux qui paraissent de temps en temps, avec beaucoup d’annonces et quelques lignes consacrées aux pièces en vogue. Or, il y avait ceci dans le petit journal en question :
« Mlle Girard, qui va débuter aux Folies-Dramatiques, a tout au plus seize ans. Mais
« La valeur n’attend pas le nombre des années »
C’était la première fois qu’on parlait d’elle dans un journal. Aussi cet éloge banal lui parut d’une éloquence incomparable. Elle en sautait de joie. Ah ! cette joie-là, cette joie des débuts heureux, qu’on l’oublie vite ! Vous pourrez lire et relire votre nom dans les journaux d’aujourd’hui et de demain, mademoiselle. Imprégnez-vous du bonheur que cela
vous causera, car dans la carrière qui s’ouvre devant vous, carrière pleine de déceptions et de désillusions, le souvenir seul des bonnes sensations pourra vous aider à supporter les mauvaises.
Pendant qu’on acclamait, qu’on fêtait la débutante, qu’on lui bissait tous ses morceaux, Mme Girard, sa mère, pleurait au fond d’une loge. Plus on applaudissait et plus elle pleurait. Les personnes qui ne la connaissaient pas la regardaient curieusement en se disant :
– Voilà une dame qui se croit à l’Ambigu !
Un Monsieur de l’orchestre.