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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Jeudi 18 mars 1875

Ce soir, étant à la Gaîté où Geneviève de Brabant continue à éblouir les masses, j’ai surpris le petit bout de dialogue que voici :
– Que cela doit coûter cher à monter !
– Bah ! ce sont des bruits que font courir les journaux.

Le public, en effet, est toujours tenté de croire qu’on exagère en parlant des dépenses faites pour telle ou telle féerie.

Il est facile de lui prouver qu’il a tort.

C’est justement ce que le fragment de conversation cité plus haut m’a donné envie de faire.

Je choisis l’un des costumes, le plus simple en apparence de la pièce : celui que porte Christian au premier acte de l’opéra-féerie.

C’est un costume en velours noir avec ornements et broderies d’or, crevés cerise et une toque de velours noirs garnie de plumes.

Cela ne fait pas un effet énorme et ne paraît ni bien coûteux, ni bien difficile à confectionner.

Voulez-vous savoir pourtant par combien de mains ce costume a passé avant de devenir ce qu’il est, voulez-vous vous rendre compte des frais énormes que nécessite une pièce bien montée ? Lisez ce qui suit.

Le costume en question a été dessiné d’abord par M. Stop. Le dessin une fois adopté, on a discuté les couleurs avec l’artiste, puis le marchant d’étoffes du théâtre est allé faire ses achats.

Le plus souvent, le marchand trouve assez facilement ce qu’il lui faut. Mais parfois aussi – surtout quand il s’agit de monter un drame et qu’on veut des costumes scrupuleusement exacts – il a à vaincre des difficultés inouïes. Alors le marchant télégraphie à Lyon où il n’y a rien ; il court les fabriques, il consulte, il cherche. Il finit par aller au Temple. Les revendeurs d’étoffes précieuses lui montrent ce qu’ils ont de mieux : de vieux meubles, de vieux tapis dont ils veulent une somme énorme sous prétexte qu’ils ont appartenu à Mlle de Lavallière.

Un canapé Louis XV sert à faire un pourpoint, on taille un manteau dans un tapis de table d’il y a deux cents ans.

Les étoffes ainsi acquises reviennent facilement à quatre ou cinq cent francs le mètre.

Maris ce n’est pas ici le cas.

Le velours du costume de Golo est simplement un bon velours noir, très solide, de façon à pouvoir supporter les ornements d’or.

Ce velours livré, on remet la pièce d’étoffe au costumier qui, après en avoir donné reçu, se met à tailler son costume.

Une fois taillé, le costume est envoyé au brodeur qui le renvoie au magasin où l’on finit de poser galons et passementeries.

Puis c’est le tour des accessoires ; du maillot livré par une maison spéciale, des chaussures en étoffe pareille au costume, de la coiffure que le perruquier fabrique d’après les indications de l’artiste, du chapeau que le chapelier fait conforme au dessin des plumes que le costumier ajoute au chapeau, de la bijouterie, des armes, du ceinturon et des gants.

En somme, ce seul costume aura passé entre les mains suivantes :

Un dessinateur, un marchant d’étoffes, un costumier chef et deux ouvriers costumiers, un brodeur, un passementier, un chapelier et trois ouvrières en chapellerie, un préparateur de maillots, un couseur, un appliqueur, un teinturier de maillots, un cordonnier-tailleur, un cordonnier-piqueur, un découpeur de ceinturons, un appliqueur et un recouvreur de ceinturons, deux perruquiers, trois ouvriers bijoutiers – depuis celui qui prend le calque du bijou jusqu’à celui qui le dore – un coupeur de gants, un préparateur et un couseur de gants, soit – au total – vingt-huit personnes, cinquante-six mains, à moins qu’il y ait des manchots dans le nombre.

Il a coûté :

Le dessin, 25 francs ; – l’étoffe, 200 francs ; – la façon, 30 francs ; – les broderies et les ornements, 20 francs ; – la perruque, 40 francs ; – les bottines, 50 francs ; – le maillot, 50 francs ; les gants à crispin, 15 francs ; – la coiffure avec plumes, 80 francs ; – la bijouterie, 150 francs ; – la ceinturonnerie, 25 francs ; – total : 685 francs.

Il y a 955 costumes dans Geneviève de Brabant. Il en est qui ont coûté de 30 à 50 francs seulement, ce qui fait compensation.

Mais enfin, grâce aux détails qui précèdent, on croira sans peine que cette partie importante de la féerie revient à près de soixante mille francs.

Le reste est à l’avenant.

Et justement, à propos de costumes, on a fait ce soir dans les coulisses de la Gaîté un calcul assez amusant.

Dimanche prochain dans la journée, a lieu la fameuse représentation offerte par Offenbach aux typographes parisiens.

Ce jour-là on jouera deux fois.

Christian et Habay ont chacun sept costumes différents dans la pièce. Il se déshabillent donc 8 fois par représentation, puisqu’après leur dernier costume il sont obligés de reprendre leurs habits de ville ; ils se rhabillent également huit fois. Soit, à eux deux, trente-deux fois par représentation.

Dimanche prochain, ils se déshabilleront et se rhabilleront soixante-quatre fois ; Thérésa, trente-deux fois ; Montaubry, vingt-quatre fois, Mlles Perret et Angèle, quarante-huit fois à elles deux.

Il est vrai qu’au dernier acte surtout Geneviève et sa suivante s’habillent bien peu. Mais il paraît qu’au théâtre le costume le plus long a revêtir est précisément celui qui n’a pas l’air d’en être un.

UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.

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