Les théâtres vont entrer dans une période bien difficile. Pendant vingt jours, jusqu’à la semaine de Pâques, les recettes vont aller en décroissant.
Les Variétés, pour essayer de lutter contre cette disette de spectateurs, ont repris la Périchole avec Judic. Comptant sur l’attrait de cette reprise – chaque création nouvelle de la diva est un petit événement dans notre monde parisien – M. Bertrand avait, sous prétexte de représentation au profit des ouvriers lyonnais, fortement augmenté le prix des places. Les fauteuils coûtaient douze francs au lieu de huit, les avant-scènes cent francs au lieu de soixante, le reste était à l’avenant. C’est évidemment à cela qu’il faut attribuer les quelques vides qu’on a été si surpris de constater dans la salle.
Du reste, cette représentation au profit des ouvriers lyonnais se distinguait par cette particularité qu’on avait fait un service à la presse. M. Bertrand n’était nullement forcé d’abandonner une recette aux malheureux de Lyon, mais puisqu’il avait eu ce bon mouvement les Lyonnais avaient droit, il me semble, à la recette entière.
Les fauteuils donnés aux critiques, aux artistes et à des amis de la, maison diminuaient d’autant la somme à verser aux ouvriers. Vous me direz qu’il en est resté de non occupés, mais à cela je répondrai qu’on aurait pu en manquer.
En somme, les Variétés n’ont donné ce soir qu’une demi-représentation au profit des ouvriers lyonnais.
A la porte, avant d’entrer, on raconte que le général Ignatiew a fait louer une avant-scène. Les hommes bien informés ajoutent même que le Maréchal doit l’accompagner.
On raconte bien d’autres choses invraisemblables. On dit, par exemple, que tout à l’heure des sifflets doivent accueillir l’ouverture de la Périchole.
– Des sifflets ! Pourquoi ?
– Une manifestation dirigée contre Offenbach !
– Pas possible !
– Dame, on prétend au contrôle qu’il y a au moins quarante individus venus tout exprès pour cela !
– Quarante ! Mais on ne trouverait jamais quarante hommes assez bêtes !
– Vous verrez.
Et nous avons vu, en effet.
Jamais manifestation plus grotesque n’a échoué plus honteusement.
Au moment où le rideau venait de se lever, des sifflets sont partis des galeries supérieures où nous avons l’habitude d’entendre les applaudissements de la claque. Un immense éclat de rire a accueilli cette tentative. Personne ne s’est fâché, personne n’a protesté. Protester ? Pourquoi faire ? On a ri, voilà tout.
Les siffleurs, qui s’attendaient certainement a une opposition houleuse, ont rentré leurs clefs, piteusement, et la représentation a pu commencer sans encombre. Voilà plus de huit jours qu’on avait oublié incident Arbel-Offenbach dans lequel l’auteur de la Belle Hélène avait eu le dernier mot, le bon. Et on a pu croire un instant qu’un public quelconque – celui des Variétés surtout – pourrait s’associer à une manifestation organisée par, je ne sais qui au profit de je ne sais quoi ! Voilà, franchement, une erreur bien grossière !
Si la manifestation n’a pas réussi, on ne pourrait pas en dire autant de Judic. Son apparition, au premier acte, a été saluée par d’unanimes applaudissements. Charmante dans son costume, fait de loques, de vieilles étoffes fanées et de résilles hors de service, Grévin a eu le caprice de la coiffer d’un chapeau étrange en feutre gris, un chapeau qui représente la fantaisie dans cet ensemble réaliste, un chapeau qui vous met en garde contre les petits côtés attendris du rôle de la Périchole au premier acte, et qui, – lorsque les auteurs évoquent le souvenir de Manon Lescaut, – vous fait penser à Colombine.
Cette délicieuse lettre que MM. Meilhac et Halévy ont empruntée à Manon Lescaut :
Ah mon cher amant, je te jure
Que je t’aime de tout mon cœur.
Cette lettre que Schneider détaillait avec tant de finesse et que Judic soupire avec tant d’amour, nous a valu depuis, dans une foule d’opérettes, une telle quantité de lettres plus ou moins réussies et plus ou moins applaudies qu’on ne peut plus aujourd’hui prononcer le mot lettre dans une opérette sans voir aussitôt les visages révéler une vive inquiétude, les spectateurs s’agiter dans leurs fauteuils. C’est absolument comme l’air à boire. On a beau l’appeler quelquefois brindisi, le public n’y mord plus. L’air à boire était pourtant une grande ressource pour les faiseurs de livrets, la lettre aussi. Pour peu que cela continue, je me demande ce qui va leur rester.
La reprise de la Périchole va rendre MM. Meilhac et Halévy bien heureux. De tous les théâtres de Paris c’est le théâtre de M. Bertrand qu’ils aiment le mieux. Cela se conçoit : c’est là qu’ils ont eu, dans leurs premières années, leurs plus éclatants succès. Aussi, quand ils restent un mois ou deux sans voir leurs noms sur l’affiche des Variétés, il leur semble que la vie est mains belle, que le soleil a moins d’éclat, que Paris a moins de gaieté. On les voit errer, comme des âmes en peine, dans les coulisses du théâtre, autour du contrôle du théâtre, mélancoliques, consternés. Quand les recettes de la pièce qu’on joue commencent à baisser, un sourire vient illuminer leur visage. Pourtant ils sont amis de M. Bertrand et lui souhaitent toutes sortes de prospérités, mais c’est plus fort qu’eux la perspective d’une prochaine reprise leur met de la joie dans l’âme. Et ce n’est pas la reprise qui les réjouit, ce n’est pas la fin d’une pièce rivale, – la jalousie n’est pas leur fait – c’est uniquement le retour de leurs deux noms sur l’affiche des Variétés.
Les plus grands hommes ont leurs faiblesses ; voilà celle de MM. Meilhac et Halévy.
Un Monsieur de l’orchestre.
P. S. – Le prince Ignatiew n’est pas venu dans l’avant-scène qu’on avait louée pour lui : il a été remplacé par une riche famille de teinturiers.