Des Chiffres.
Ce que coûte une pièce à grand spectacle.
J’entendis, il y a quelque temps, dans ce coin du Café Riche où se réunissent, vers minuit, des célébrités du monde littéraire et dramatique, un de nos amis soutenir, avec une apparence de raison, que les journaux, le Figaro surtout, donnaient trop d’importance aux théâtres.
– Croyez-vous, disait-il, qu’il vaut mieux faire une méchante opérette qu’un bon roman ? Pourtant vous rendez compte du plus mince vaudeville, vous le discutez sérieusement, vous faites à son auteur une réputation de vingt-quatre heures, tandis que vous ne daignez même pas donner les titres de tous les livres qui paraissent.
On a répondu à notre ami que l’art dramatique était un art supérieur, ce qu’il a refusé d’admettre, et la discussion, n’ayant pas été vidée, pourra recommencer demain.
Il y a de bien meilleurs arguments, des arguments irréfutables, pour expliquer la raison qui pousse un journal parisien, comme le Figaro par exemple, à donner aux théâtres la grande importance qu’ils méritent. Ce sont des arguments basés sur des chiffres.
Vous êtes-vous demandé parfois quelle somme colossale d’argent donné et reçu représente une soirée théâtrale à Paris ? C’est bien certainement plus de cent mille francs. Et je ne parle pas des cafés-concerts et des cafés-spectacles qui ont pris une extension énorme.
Avez-vous pensé au nombre d’individus que la théâtre fait vivre, aux industries qu’il alimente ?
Afin que mes lecteurs puissent s’en rendre compte, je me suis procuré le relevé exact de ce qu’a coûté la pièce à spectacle de la Gaîté, le nombre d’individus ayant travaillé à Jeanne d’Arc, celui des employés du théâtre de M. Offenbach, des chiffres enfin d’une éloquence supérieure.
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L’orchestre d’abord. Il se compose de 60 musiciens, sous la direction de M. Vizentini et coûte 8,000 fr. par mois. Ce sont naturellement les solistes qui sont le plus payés. Les appointements varient de 200 à 100 fr. Cela n’est pas énorme, mais les artistes de l’orchestre ont toute la journée à eux ; ils peuvent donner des leçons et même – ce qui est le cas de plusieurs – faire du commerce.
Les choristes de Jeanne d’Arc sont au nombre de 90. Ils représentent également une somme mensuelle de 8,000 fr. C’est le chef d’attaque qui est le mieux rétribué. Les hommes gagnent dix francs de plus par mois que les femmes.
La figuration compte 150 hommes, 50 femmes et 25 enfants. Ces derniers reçoivent 50 centimes par soir. Chiffre total pour la figuration 3,800 fr. par mois.
Le corps de ballet se compose de 40 danseuses gagnant de 110 à 150 fr. par mois. A l’Opéra, les danseuses n’avaient que 1,200 fr. par an. Neuf premiers sujets sont payés, cela va sans dire, selon leur talent et selon leur succès, ainsi que les artistes du drame – au nombre de 37 – et dont je ne puis donner les appointements, pour la raison toute simple que ce serait livrer à la publicité le livre de caisse du théâtre de la Gaîté.
Tout ce qui forme la troupe fixe est à l’année, les artistes engagés spécialement pour telle ou telle pièce. – M. et madame Lafontaine dans le Gascon, madame Lia Félix, dans Jeanne d’Arc, sont payés par représentation.
L’administration de la Gaîté compte douze employés ; les machinistes sont au nombre de soixante-trois ; il y a quatorze gaziers, et douze individus sont spécialement chargés du gaz oxydrique dont le rôle est si important dans les spectacles modernes. Quand j’aurai dit qu’il y a, au théâtre du maëstro Offenbach, dix tapissiers, seize contrôleurs, trente-huit ouvreuses et quarante-deux employés divers, je pourrai arriver aux frais spéciaux qui ont été faits pour Jeanne d’Arc.
Commençons par les décors. il y en a pour quarante-cinq mille francs.
L’atelier Fromont où ont été brossés les décors des trois premiers tableaux occupe seize personnes.
L’atelier Cambon (4e acte) en occupe dix-huit.
L’atelier Chéret (5e acte), dix-huit également.
La facture des armures s’élève à trente mille francs. Je donne des chiffres ronds. Elles sortant, des ateliers Grangé (152 personnes) et Klein (39 personnes).
Jeanne d’Arc compte 718 costumes entièrement neufs pour la confection desquels le dessinateur, M. Thomas, a eu vingt francs par dessin. Ces costumes ont passé par la main de 102 costumiers et de 90 costumières. Pour donner une idée de ce qu’ils ont coûté, je dirai qu’en fait de fourrures seulement il y en a pour six mille francs, que les maillotiers – au nombre de onze – ont fourni pour neuf mille francs de maillots, qu’on a acheté pour quatre mille francs de chaussures, qu’on a employé quatre chapeliers, dix-sept ouvriers en cuirs, cinq fournisseurs d’armes, qu’on a eu affaire à dix marchands d’étoffes et à cinq marchands de gants. Six marchands d’accessoires ont fourni les meubles, les cartonnages, etc.
Parmi ces accessoires, je citerai :
La couronne du roi, 74 francs.
Le drapeau bleu de Jeanne, 70 francs.
Le costume d’Agnès Sorel, au tableau du presbytère, a coûté 1,600 francs celui du roi, au tableau du sacre, 1,200 francs ; celui de Lahire, au même tableau, 900 francs.
Détail curieux : la frêle Lia Félix ne porte rien moins que trente-deux livres de maille. Cela ne paraît pas la gêner outre mesure.
L’orgue Cavaillé-Coll qu’on entend pendant les apparitions et dans l’acte de la cathédrale, vaut 12,000 francs. Il a été loué au théâtre moyennant 3,500 francs, transport, accord et montage compris.
La cloche a coûté 150 francs.
Neuf copistes ont copié la musique ; ils ont reçu à peu près 1,000 francs.
On fait trois relâches pour les répétitions générales de Jeanne d’Arc. Elles ont coûté l’une dans l’autre 4,000 francs, soit 12,000 fr. de répétitions générales.
Je me résume.
En outre des 267 employés ordinaires de la Gaîté, les seules représentations de Jeanne d’Arc mettent en mouvement quatre cents personnes ; en tout, 667 par jour. Il faut ajouter à cela 614 personnes qui ont travaillé aux décors, aux costumes, à la mise en scène de la pièce.
Quand le rideau s’est levé sur la première répétition générale, Jeanne d’Arc avait coûté CENT CINQUANTE-DEUX MILLE FRANCS.
Les vingt-trois premières représentations ont fourni une recette totale d’environ CENT QUARANTE-DEUX MILLE FRANCS.
Si Jeanne d’Arc est jouée cent fois, ce qui ne paraît pas douteux, la Gaîté encaissera certainement près de six cent mille francs. Si, à ce chiffre, vous voulez ajouter les dépenses de gants, de voitures, de dîners ou de soupers au restaurant que font tous les soirs les spectateurs de Jeanne d’Arc, les recettes des limonadiers environnants et de celui du théâtre, des billets vendus par madame Porcher, etc., vous arriverez à une somme fantastique.
Et ce total formidable expliquera, mieux que tous les plaidoyers sur la supériorité de l’art dramatique, pourquoi il est fait aux théâtres une si large place dans le journalisme parisien et pourquoi nous considérons comme de véritables bonnes fortunes les moindres succès qui s’y produisent.
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.