Mademoiselle Bagatelle
Avant d’aller aux Bouffes, ce soir, pour la première de Mademoiselle Bagatelle, l’opérette que MM. Crémieux, Blum et Jacques Offenbach viennent d’improviser pour Judic, je me suis rendu aux Italiens où, selon les affiches, devait avoir lieu une représentation extraordinaire, bien extraordinaire.
Il y a de par le monde une jolie, très jolie femme, aimable et spirituelle m’assure-t-on, veuve, mère de famille, possédant une certaine fortune, mais n’ayant qu’un seul tort, un grand tort par exemple celui de se croire chanteuse.
Comment faire entendre la vérité aux femmes, aux jolies femmes surtout ? Les amis de Mme Laval, – signora Floriani au théâtre, – loin de la décourager, flattent sa manie et ne lui marchandent pas les compliments. Ce qui ne serait qu’une politesse banale dans un salon devient, du moment qu’il s’agit d’une exhibition publique, une indulgence coupable. Aussi, la signora Floriani, chaque fois qu’elle a paru sur une scène, a-t-elle eu des déceptions poignantes qui, malheureusement, ne l’ont pas corrigée.
Les Italiens ayant fermé leurs portés, la Belocca elle-même, malgré sa réputation déjà brillante, n’ayant pu y retenir le public qui, une fois le mois de mai venu, ne se soucie plus d’aller à Ventadour, Mme Laval-Floriani a eu l’idée incroyable de louer la salle, la scène, les décors et de faire apprendre par une troupe à elle, pour sa plus grande gloire à elle, la Norma – rien que cela.
Décidée à affronter les plaisanteries de la presse, l’indifférence du public, le souvenir écrasant de la Krauss dans ce grand rôle, Mme Floriani a fait annoncer la représentation a grand renfort d’affiches, mais au dernier moment – la réflexion était-elle venue ou le vide qui s’était fait autour du bureau de location a-t-il eu une influence salutaire ? – au dernier moment une bande blanche sur l’affiche nous a prévenu que la représentation était « ajournée ». Bien des gens ont fait pour rien le voyage de Ventadour ; combien y en a-t-il qui aient regretté leur soirée ?
Aux Bouffes, bien qu’il ne s’agisse que d’un acte – mais d’un acte d’Offenbach ! – il y a une brillante chambrée. Beaucoup de charmantes femmes, parmi lesquelles la jolie Raymonde, le gentil petit amour de la I, retour du Caire.
La Gaîté y est représentée au grand, complet, non-seulement par ses administrateurs, son chef de contrôle, son secrétaire général, mais par quelques-unes de ses plus jolies pensionnaires. Ainsi, je vois Mlle Méry, la gentille Pomone d’Orphée aux Enfers dans la salle et, dans les coulisses, Diane elle-même, c’est-à-dire Mlle Perret, attendant la fin de Bagatelle pour reprendre son rôle dans Choufleuri. Ce qui n’empêche pas qu’on a pu l’entendre au deuxième acte d’Orphée, chanter son tontaine tonton et faire sa partie dans le bacchanal du quatrième.
A l’orchestre, se trouve M. Montigny qui n’est pas précisément un familier des premières du passage Choiseul.
Il est venu applaudir sa nièce, Mme Judic. C’est la première fois.
Ce n’est pas sans peine que cette première de Mlle Bagatelle a pu avoir lieu ce soir et, sans toute l’opiniâtreté qu’y a mise M. Comte, la pièce n’aurait certainement pas été jouée cette année.
Il y a un mois à peine que les auteurs terminaiant leur livret. Offenbach n’avait pas écrit une note de musique. Mais la facilité du maëstro est connue et chacun se disait « Bah il écrira sa partition pendant les répétitions. » On comptait sans la goutte qui fit si cruellement souffrir Offenbach tous ces jours derniers et l’obligea à garder le lit.
Dans les commencements, il lutta, et les nerfs eurent le dessus. Malgré des douleurs parfois intolérables, il écrivait, quittant parfois son lit pour aller chercher un accord sur son piano. Mais le mal fit des progrès, et bientôt il lui fut absolument impossible de travailler. Le directeur des Bouffes ne se découragea pas.
Il fit continuer les répétition set lorsque le mieux se fit enfin sentir, il stimula son courage et le guérissait pour ainsi dire à force de lui lire : « Il faut pourtant que je joue Mademoiselle Bagatelle ! »
Il n’en a pas eu le démenti : l’orchestration, un moment interrompue, put être enfin reprise, puis terminée, et la répétition générale eut lieu chez Offenbach convalescent.
J’ai parlé, il y a deux jours, de la fameuse clarinette du cirque Fernando, ce grincement perpétuel qui n’a pas son pareil au monde. C’est M. Edouard Georges qui représente, dans le petit acte de Crémieux et Offenbach, le propriétaire de cet instrument unique. Certes on ne lui a pas ménagé les fausses notes dans ses couplets d’entrée, mais cela n’est rien auprès du modèle.
Les Bouffes maintenant ont, pour leurs divas, un grand choix d’amoureux. Tantôt c’est Peschard, tantôt c’est Dartaux, ce soir c’était Grivot. Judic a pris Grivot à Théo, Théo a pris Peschard à Judic. On pourra se livrer ainsi à une foule de combinaisons variées pour le plus grand plaisir du public.
Un poète de l’orchestre, qui a fait la même remarque que moi, me glisse dans la main le triolet que voici :
Grivot, Dartaux avec Peschard
Auprès de Judic se pourchassent.
Le public vaudrait bien la part
De Grivot, Darlanx et Peschard.
Trois soupirants traînent son char,
Que veut-on que les autres fassent
– Grivot, Dartaux avec Peschard
Auprès de Judic se pourchassent.
Mais pourquoi Mme Judic, ou plutôt Mlle Bagatelle l’étoile d’un café-concert des Champs-Elysées, dans son amusant récit d’une cabale au café-chantant, parle-t-elle tout le temps .e ce qui se passait dans « la salle » alors que les établissements des Champs-Elysées n’ont tous que des jardins ?
Un détail amusant.
Sur le rideau d’annonces des Bouffes on peut lire ce qui suit :
Mesdames, souvenez-vous que les vieilles robes et les ameublements fanés teints parla maison X. sont plus beaux que neufs !
Comme c’est bien en situation !
Un Monsieur de l’orchestre.
(...)