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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Samedi 4 janvier 1879

LES PAPILLONS NOIRS DÉ LÉONCE

Les nombreux Parisiens qui se livrent tous les jours à la lecture approfondie des colonnes Morris, ont été stupéfiés en lisant aujourd’hui ce coin de l’affiche de la Gaîté :

ANTONIO M. ROUX (des Variétés)

On ne sait peut-être pas assez qu’Antonio est le petit nom du fameux caissier des Brigands, ce caissier dans le personnage duquel Léonce s’est incarné comme Paulin-Ménier dans celui de Choppart.

C’est la première fois, je crois, que le troisième acte des Brigands sera joué Paris sans Léonce. Personne n’aurait même supposé qu’un phénomène aussi invraisemblable pût jamais avoir lieu.

Il a fallu un mobile bien puissant pour que Léonce se soit ainsi décidé à abandonner son rôle à cet excellent M. Roux.

J’ai tenu à savoir ce qu’il en était, et voici les révélations dramatiques qui m’ont été faites.

Léonce, tout en ayant repris son rôle d’Antonio à la Gaîté, avait continué à jouerdans la Revue des Variétés. Tous les soirs, une voiture l’attendait au bout du passage des Panoramas, le menait rue Réaumur, où il avait tout juste le temps de se costumer pour entrer en scène.

On n’ignore pas que le pensionnaire de M. Bertrand est un esprit inquiet, tourmenté ; le moindre obstacle le rend nerveux et lorsqu’il ne sait sur quel sujet se désoler, il se forge des chagrins imaginaires et s’abandonne graduellement aux suppositions les plus fâcheuses. Il ressemble en cela au comptable du Nabab, dont le cerveau, d’exagération en exagération, arrive à pousser jusqu’à l’extrême les conséquences du plus petit événement.

C’était le premier janvier.

Il était venu pas mal de monde au foyer des Variétés.

Léonce, assis sur une banquette, attendait son entrée et prêtait aux conventions une oreille distraite. Ces conversations ne variaient guère :
— Quel moment désagréable !
— Ce Jour de l’An !... Je le déteste... Quelle foule !
— Quel encombrement sur le boulevard !
— Impossible de trouver une voiture !

En écoutant ces banalités, Léonce tressaillit.
— Pas de voiture !... pas de voiture ! – murmura-t-il, une foule immense sur les boulevards !... comment vais-je faire ?... Si je n’ai pas de fiacre, pour aller là-bas si, par-dessus le marché, il n’y a pas moyen de circuler, je ne pourrai jamais être arrivé à l’heure. C’est terrible ! On ne se doute de rien au théâtre... L’acte a commencé, comme d’habitude... ça va être à moi... on m’appelle : — « Eh ! monsieur Léonce, c’est à vous ! » Moi, je ne réponds pas. Alors on frappe à ma loge... ma loge est fermée... personne !... On court chez le concierge : « Avez-vous vu M. Léonce ? » — « Léonce ?... je ne l’aj pas vu, Léonce ! » On se dit « Baudu doit savoir le rôle ; il les sait tous. » On va prévenir Baudu... c’est le seul qu’il ne sache pas ! L’acte continue toujours... c’est mon entrée. Je n’entre pas !... Pour occuper la scène, Lanjallay, veut faire un calembour... il ne sait pas !... Ah ! si Christian était là !... Un froid dans la salle... un murmure... des grognements, puis des cris sur l’air des lampions : « le caissier ? le caissier ? le caissier ? » — Baudu entre à ma place, mais il est en régisseur... il s’incline : « Mesdames et Messieurs, M. Léonce n’est pas arrivé au théâtre ; il a manqué à tous ses devoirs et nous met dans une situation pénible. M. Montplaisir, qui ne sait pas le rôle, veut bien se charger de le lire, mais il réclame toute votre indulgence... » Le public est indigné. il proteste : « Non, non, le caissier ? le caissier ? le caissier ?... rendez l’argent ?... » Montplaisir entre... on le siffle... d’en haut on lui lance un trognon de pomme qui lui fait une entaille au front... le sang coule abondamment... les figurantes quittent la scène en poussant des cris de terreur !... le tumulte est à son comble... quelques personnes dans la salle prennent le parti de la direction... une lutte s’engage... Le commissaire de police fait évacuer te théâtre, après avoir prévenu le public qu’on rendra la recette (elle est au moins de 9,000 fr.!) La plupart des spectateurs refusent de s’en aller : On est venu pour voir Léonce ; on veut voir Léonce ; on ne s’en ira pas sans avoir vu Léonce ! – On a recours à la force... la garde républicaine finit par nettoyer la place ; elle dégage le square. Mais les spectateurs, renforcés d’une foule de curieux, se replient sur le boulevard Sébastopol. On détèle deux tramways, on les renverse sur la voie, on se procure des pavés pour compléter la barricade ; les armuriers du quartier sont pillés, la fièvre des plus mauvais jours de notre histoire est dans l’air. On apprend sur les grands boulevards qu’on se bat dans le quartier Saint-Martin !... Pourquoi ? – A cause de Léonce ! – Le misérable !... – La cavalerie et l’artillerie passent au grand galop. Les partis politiques profitent du mouvement pour relever la tête... Tout Belleville est en feu... Au lever du jour, Paris est couvert de barricades... L’état de siège est proclamé dans toute la France... Après trois jours de lutte, le gouvernement a le dessus... Une répression terrible doit avoir lieu... On vient m’arrêter chez moi... Je passe devant une Cour martiale :
– Vous êtes bien M. Léonce, artiste des Variétés ?
– Oui, mon général.
– Très bien ! vous êtes condamné à mort !...

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Arrivé à ce point de ses suppositions, Léonce pousse un cri.

Ses camarades s’empressent autour de lui, s’informent et s’efforcent vainement de calmer ses inquiétudes : rien ne peut le rassurer.

Enfin, le concierge des Variétés vient annoncer que la voiture de mossieu Léonce est en bas.

— C’est bien, j’y vais, répond l’artiste, mais c’est la dernière fois que je consens à courir des dangers pareils !

Et voilà pourquoi le rôle du caissier est maintenant joué par M. Roux, des Variétés.

Un Monsieur de l’orchestre.

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