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La Soirée Théâtrale – La dernière de La Haine

Le Figaro – Jeudi 31 décembre 1874

Il se passe, en ce moment, un fait étonnant, extraordinaire, inouï, invraisemblable et renversant.
La Haine, que des spectateurs blasés avaient proclamée assommante, lugubre et vide d’intérêt, est déclarée aujourd’hui dramatique, empoignante au possible, presque sublime. Et combien de temps a-t-il fallu pour accomplir ce prodige ? Trois jours, pas davantage.
Comment expliquer un changement si brusque dans l’opinion du public ?
Rien de plus simple.
Il a suffi pour cela de deux lettres écrites par Sardou et Offenbach au Figaro, et reproduites dans tous les journaux.
En les lisant, tous les prudhommes, tous les niais, tous les gommeux ignares qui clabaudaient contre la pièce sans l’avoir vue, et par pure affaire de mode, se sont dit, à part eux-mêmes :
– Tiens, mais voilà Sardou et Offenbach qui se fâchent. Ils déclarent que ceux qui se sont ennuyés à la Haine, sont des gens incapables de comprendre quoi que ce soit aux choses vraiment artistiques. Diable ! Il ne faut pas nous faire classer parmi ces gens-là.
Et aussitôt chacun des moutons de Panurge dont regorge Paris, de courir en tout hâte à la Gaîté, afin de louer un fauteuil d’orchestre pour l’une des trois dernières représentations.
Au moins, comme cela, se disait chacun, je serai rangé parmi le petit nombre des hommes de goût qui ont applaudi ce drame éminemment littéraire.
Mais voilà le côté extrêmement comique de la chose. Tant de gens se sont tenu le petit raisonnement ci-dessus qu’il n’y a plus assez de places pour ces admirateurs de la dernière heure.
Oui, la salle de la Gaîté est pleine, archi-pleine depuis trois jours. Ce soir, la recette a dépassé huit mille francs et il a fallu refuser près de trois mille francs de loges. Il est certain que si l’on continuait à jouer la Haine, on continuerait à faire le maximum des recettes. Cela se sait grâce à des pronostics qui ne trompent jamais.
Mais il est trop tard, Orphée est prêt et passera à la date fixée.
Le drame de Sardou a irrévocablement vécu son dernier soir !

Que la salle est curieuse à étudier et quelles observations piquantes il y a lieu de faire. Ces jours passés, on n’apercevait partout que visages renfrognés, mines ennuyés et ennuyeuses. On ne voyait que gens toussant, sommeillant et baillant à se décrocher la mâchoire. Que voulez-vous, c’était de bon ton. Aujourd’hui, toutes les physionomies sont attentives, graves sans doute, mais d’une gravité satisfaite et spéciale aux gens qui gouttent les joies sévères de l’art… Par instant, le silence est troublé par quelques oh ! ou ah ! admiratifs qui s’échappent par surprise et qu’on n’a pu étouffer à temps.
Et les conversations de foyer. Comme elles sont amusantes ! J’en ai noté quelques-unes au passage.
– Eh bien, comment trouvez-vous ça ?
– Très beau, ma foi, et vous ?
– Moi aussi.
– Et pas ennuyeux du tout !
– Au contraire, très intéressant.
– Extrêmement intéressant !
Autres :
– Tiens, vous ici ?
– Comment, mais c’est la seconde fois.
– Ah ! bah !
– Parole ! (se penchant et bas à l’oreille). On dira ce qu’on voudra ; moi, je trouve ça très beau.
Enfin, troisième colloque :
– Bonjour cher, par quel hasard ?
– Oh ! ce n’est pas un hasard, je suis déjà venu six fois.
– Six fois !
– Que veux-tu, je suis là des féeries.
Dans Maison neuve, une pièce centenaire de Victorien Sardou, se trouve un jeune cocodès qui s’écrie à tout moment :
– C’est pas le chic d’y aller , j’y vais pas ; si c’était le chic d’y aller j’irais.
Inutile de chercher plus loin la raison de l’insuccès et du succès de la Haine.
Dans les coulisses, tout le monde est stupéfait.
– Comment, s’écrient les artistes, voilà que nous produisons un effet énorme et on nous congédie.
Clément Just essaie en vain de filer des sons.
– Je ne puis pourtant pas, dit-il avec mélancolie, me risquer à jouer l’opérette !
Le bœuf du premier acte semble deviner que la fin de sa carrière théâtrale approche. Il est devenu furieux.
Et, pendant ce temps, les dessinateurs de la maison examinent les costumes des figurants.
– En ajoutant une queue par-ci et quelques paillettes par-là, murmurent-ils, ce sera excellent pour Geneviève de Brabant.

Maintenant, faites une expérience, si vous voulez. Arrêtez, sur les boulevard, la première personne de connaissance que vous rencontrerez, et demandez-lui à brûle pourpoint :
– Avez-vous vu la Haine ?
Elle vous répondra :
– Certainement.
La Haine s’est jouée pendant trois semaines sans faire de l’argent, et tout Paris veut l’avoir vue !
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE

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