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La Soirée Théâtrale – Le Docteur Ox

Le Figaro – Samedi 27 janvier 1877

Le roman de Jules Verne en est déjà à sa quarantième édition. La quarante et unième qui vient de paraître, ce soir, au théâtre des Variétés, revue, corrigée, augmentée, agrémentée de musique et de danses, de jolis décors et de délicieux costumes, est une véritable édition de luxe.

Du coup, M. Bertrand a enfoncé tous les Hetzel du monde.

Il est vrai que le directeur des Variétés s’est vu entraîner un peu malgré lui sur la pente glissante des frais.

Le Docteur Ox devait d’abord être un opérette à spectacle en quatre tableaux.

Un beau jour, les auteurs dirent à M. Bertrand :
– Il nous faudrait absolument la fameuse scène de la tour !
– J’y compte bien !
– Cela fera un tableau de plus.
– Bah ! pendant que nous y sommes !
– Un décor à deux étages avec escalier tournant…
– Faites !

A partir de ce moment, le repos de Bertrand fut sérieusement troublé.
– J’ai trouvé un bon effet pour l’acte de la Kermesse ! lui dit Offenbach.
– Ah ! ah !
– Des carillons partout, à l’orchestre, dans les cintres !
– C’est facile. On a des petits instruments tout exprès pour imiter les carillons !
– Du tout ! du tout ! De vrais carillons, puis une douzaine de danseuses, puis… j’oubliais… une musique militaire !

A peine Offenbach parti, ce fut au tour des auteurs.
– Le gaz joue un rôle si considérable dans notre pièce, disaient-ils, qu’il est tout à fait impossible de montrer au public le premier gaz venu. Que penseriez-vous du véritable gaz oxyhydirque… celui du livre de Verne ?
– Je pense que ce serait une installation coûteuse… difficile…
– N’importe ! Il le faut !

Verne assista aux dernières répétitions de l’ouvrage.
– Le gaz qui cause la folie de tous nos personnages, dit le célèbre romancier, n’est pas mêlé à plus haute dose à l’atmosphère. Cet oxygène qu’on ne voit pas, il faudrait le représenter par quelque chose… par un bruit quelconque.
– C’est facile, répondit M. Bertrand, et avec de grands soufflets…
– Jamais ! Le bruit ne serait pas assez fort. Pour imiter celui du gaz qui s’échappe, prenez tout simplement des siphons en cuivre ou il y aura de l’acide carbonique comprimé à douze atmosphères.

Et il fallut se résigner aux siphons en cuivre.

Grâce à toutes ces exigences, le Docteur Ox est un des ouvrages les plus joliment montés qu’on ait donnés aux Variétés et n’ayant à m’occuper ni du poëme, ni de la partition, je suis tout à fait à l’aise pour faire des compliments aux costumiers et au décorateur, sans oublier M. Clémençon qui a installé les appareils de gaz oxyhydrique.

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Ah ! ce gaz. Pendant quelques jours il a rendu tout le monde bien malheureux.

Après des travaux beaucoup plus compliqué que ne se le figure le spectateur, les appareils sont en place.

On fait relâche pour juger de l’effet.

C’est au tableau de la kermesse que doit se faire la grande expérience. Le gaz oxyhydrique doit s’allumer instantanément et tout seul. Il s’allume en effet. C’est superbe. Mais au bout de quelques secondes les yeux de tous ceux qui regardent cette lumière éclatante se mettent à pleurer terriblement. Au bout d’une minute on n’y résiste plus.
– C’est impossible ! s’écrie Offenbach, jamais on ne pourra regarder mon final.

On discute.
– Si l’on faisait vendre des verres bleuis à la porte… comme pour les éclipses de soleil ? risque l’un des auteurs.

Mais cela ne se peut pas. On trouve alors une combinaison qui consiste :
1° A diminuer le nombre des becs ;
2° A faire monter, au bout d’une seconde, devant la lumière, une étoile en verre dépoli qui en atténuera l’éclat.

On se remet à la besogne ; on diminue les becs ; on fait tailler des étoiles ; l’expérience se fait une seconde fois et avec un succès complet.
– A la bonne heure ! s’écrie Offenbach. Maintenant, mes enfants, combinons l’éclairage de mon final et réglons bien tout.

Ce final de la kermesse est un final chanté et dansé.

Il y a près de cent personnes en scène : artistes, choristes, danseuses, musiciens, figurants. Tout le monde se trémousse, marquant des talons le rhythme échevelé d’une polka-galop.

Quand M. Clémençon assiste à la répétition de ce final, il pousse un cri désespéré.
– Jamais, dit-il, mon gaz ne résistera à ces trépignements.

L’oxygène est un gaz fort sensible. Le moindre ébranlement l’éteint !

Devant cette révélation inattendue les figures s’allongent. Tout est à recommencer. Dans le final le gaz et les trépignements se commandent ; il n’y a pas de trépignements s’il n’y a pas de gaz et voilà qu’il n’y a pas de gaz s’il n’y a pas de trépignements.

Enfin, à force de combinaisons ingénieuses, on est parvenu à isoler les becs et à conserver les danses en même temps que les lumières. Mais les auteurs sont horriblement inquiets ce soir et, à chaque minute, il se disent :
– Mon Dieu, pourvu que notre oxygène résiste à tant de secousses !

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Chapitre des décors.

L’action du Docteur Ox ne se passe ni en Hollande, ni en Belgique, mais dans une localité imaginaire qu’on peut placer, si l’on veut, dans l’un ou l’autre de ces deux pays.

M. Verne a eu bien soin d’indiquer, en tête du premier chapitre de son roman qu’il est inutile de chercher, même sur les meilleures cartes, la petite ville de Quiquendone.

Mais le décorateur et le costumier ont néanmoins donné à leurs décors et à leurs costumes une couleur essentiellement hollandaise. Jusqu’à présent, on n’a guère usé de la Hollande sur nos théâtres, et, même après les variétés, il y reste encore pas mal de choses à glaner.

Voici la description sommaire des six décors du Docteur Ox :

Premier tableau. – Intérieur hollandais avec la grande horloge, la table, les chaises, les commodes, les crédences en marqueterie. La plupart des meubles viennent de chez M. Bellenot, l’antiquaire bien connu du boulevard des Capucines. Grande jardinière en cuivre ancien, le poêle à gauche, la fenêtre à guillotine à droite.

Second tableau. – Une usine à gaz avec compteur, fourneaux, cornues en fonte et de grands tuyaux qui rappellent les jeux d’orgue. Cette usine à gaz est peut-être bien fantaisiste, mais les auteurs ne tiennent pas à ce que l’on prenne la science au sérieux.

Troisième tableau. – Petite place hollandaise.

Quatrième tableau. – La kermesse. Baraques et tréteaux au milieu d’une place plantée d’arbres comme il y en a dans toute la Hollande. Effet très pittoresque et très gai.

Cinquième tableau. – La tour. Décor à deux étages. Le laboratoire en bas, la plateforme de la tour en haut. Un escalier venant des dessous donne accès dans le laboratoire ; un escalier tournant communique avec la plateforme. Comme il n’y a pas d’entr’acte entre ce tableau et le sixième, le machiniste des Variétés a dû s’arranger de façon à enlever ce décor en moins de trois minutes. Il y a fort habilement réussi.

Sixième tableau. – Le plus joli décor de la pièce. Vue d’une petite ville hollandaise avec ses canaux plantés d’arbres, ses ponts, ses bateaux, ses maisons en briques aux formes bizarres. On se croirait vraiment transporté dans le pays même. Ce décor fait le plus grand honneur à M. Robecchi.

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Chapitre des costumes.

M. Grévin a dessiné les costumes de Judic, M. Draner les autres.

La première entrée de la diva a fait sensation.

Figurez-vous la reproduction exacte de la Salomé de Régnault. C’est chez Mme de Cassin, la propriétaire du fameux tableau, que Grévin, accompagné de Judic, en a pris copie. Les étoffes, les nuances sont pareilles à celles du peintre. Rien de plus étrange ni de plus joli que l’apparition de cette bohémienne aux cheveux épars dans le calme intérieur hollandais du bourgmestre van Tricasse.

Au second acte, Judic se montre d’abord en servante hollandaise avec le grand chapeau de paille sur la cape frisonne, la jupe retroussée par derrière dans le ruban du tablier. A cette incarnation comique succède une incarnation toute gracieuse : un délicieux travesti gris avec le grand chapeau mousquetaire et le manteau d’une nuance gris plus foncée. Son costume du dernier acte est une costume circassien gris et rose, très riche et très joli.

Les costumes de Draner son également fort réussis. Le spirituel dessinateur a eu, pour les composer une foule de documents qu el’un des auteurs a fait venir de Hollande.

Pradeau, Baron, Aline Duval, Angèle, Cooper, Guyon, Mlle Beaumaine – un mignonne débutante qui arrive de l’Eldorado où elle a eu de grands succès – portent à merveille ces costumes typiques où les grands bijoux, les plaques d’or et d’argent jouent un rôle si important.

C’est à la kermesse surtout, pendant le final du second acte, qu’on a réuni le plus grand nombre de costumes variés. Toutes les provinces du royaume des Pays-Bas y sont représentées.

On a critiqué, dans la salle, le costume des danseuses qui a l’air d’être un costume russe.

Il est pourtant non moins exacte que les autres. C’est ainsi que les jeunes filles de l’île de Marken s’habillent encore aujourd’hui.

M. Dailly a, au premier acte, un costume de bohémien fort pittoresque. Il s’est chargé avec beaucoup d’obligeance d’un tout petit rôle. J’en dirai autant d’Emmanuel qui doublait dernièrement Dupuis dans la Belle Hélène, de Germain, de Bac et d’Hamburger.

Les rôles de ces messieurs, déjà fort peu important, ont encore diminués aux dernières répétitions.

Le costume qui a donné, à lui seul, plus de mal que tous les autres ensemble, c’est le costume de Dupuis. L’excellent comique a voulu inventer le savant d’opérette, une création toute nouvelle. Il y est parvenu et quand il est entré ce soir, avec sa redingote en drap crème à brandebourgs marrons, coiffé d’un énorme gibus, un gibus colossal, le léviathan des gibus, ayant à ses côtés Léonce vêtu d’une longue houppelande et coiffé d’une toque en fourrure, la salle entière est partie d’un long éclat de rire.

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Une mention spéciale pour Turc le chien qui traîne la petite voiture de la gentille laitière : Mlle Stella.

Turc est un magnifique chien du Nord que M. Bertrand a acheté pour le docteur Ox et qui, probablement, après la pièce, passera au rang de chien de garde dans la propriété que le directeur des Variétés possède à Montmorency.

Turc est d’un naturel doux. On a découvert qu’il aime beaucoup la musique. Savait-il que M. Marius Boullard est bon musicien ? C’est possible. Toujours est-il qu’au début des répétitions il s’était pris d’une belle affection pour le jeune chef d’orchestre des Variétés. Quand Boullard passait à côté de la niche de Truc, c’était de la part de celui-ci des démonstrations extraordinairement amicales.

Mais le moment vint où Turc, attelé à sa petite voiture, arriva en scène.

M. Marius Boullard se trouva au piano.

Aussitôt Turc, entraînant sa conductrice et sa voiture, bousculant les auteurs et le directeur, courut à Boullard.

Vous voyez la consternation générale.

L’amitié de Turc pour Boullard pouvait avoir des conséquences funestes. S’il lui prenait fantaisie de lui témoigner le soir de la première par exemple. Quel incident !

M. Boullard dut, à partir de ce jour, ne passer devant la niche de Turc que la canne levée. Il ne lui parla plus que durement, les yeux pleins de colère, si bien que maintenant l’archet du chef d’orchestre fait à Turc l’effet d’une menace et qu’il se tient coi.

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La salle des Variétés présentait ce soir un aspect magnifique. Tout ce que Paris compte de jolies femmes s’y était donné rendez-vous. Beaucoup de notabilités artistes, de clubmen, de boursiers.

On me rapporte ce mot entendu à la sortie :
– Que dites-vous des couplets de Judic ?
– Eh dans une pièce où il est tant question d’oxygène, les auteurs ont naturellement beaucoup gazé !

Un Monsieur de l’orchestre.

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