J’ai été sur le point de me fâcher l’autre soir avec l’orchestre de l’Opéra dont j’ai embrassé la cause. J’ai encore dans l’oreille une fanfare des cors exécutée dans la coulisse au premier acte de Guillaume Tell.
– Eh ! quoi ! me suis-je écrié, MM. les cornistes en veulent-ils donner à l’Opéra pour son argent ? Les malheureux ! c’est en soufflant dans des tuyaux de poêle qu’ils estropient la belle fanfare rossinienne...
Je calomniais par ignorance leur patriotisme aussi sincère que mal rétribué. Les cors de l’orchestre et les cors de la scène, cela fait deux. Les symphonistes, placés à la cantonade dont on prive nos regards, lorsqu’il vaudrait bien mieux en priver nos oreilles, sont des musiciens supplémentaires loués par un entrepreneur à l’administration. L’une fait des économies, l’autre des bénéfices, et les artistes à la soirée des fausses notes.
Cela me rappelle l’histoire d’un contrebassiste des Bouffes-Parisiens. Il était grand, fort, bien campé sur ses ergots, taillé en un mot pour lutter victorieusement contre le gigas de la famille des instruments à cordes. On ne saurait tout avoir. Notre contrebassiste, très harmonieux de formes devant le public, ne l’était pas d’exécution en raclant sa partie dans une opérette. C’était à l’époque de la guerre d’Italie ; il n’avait pu voir l’affranchissement d’un grand peuple sans vouloir, à ce glorieux exemple, s’affranchir de l’esclavage de la tonalité. On a pu compter les Autrichiens tombés à Magenta et à Solferino on n’additionnera jamais les dièzes [1] et les bémols immolés par ce bourreau de la contrebasse !
Offenbach se montra longtemps patient et même résigné. Mais comme il ne pouvait pas écrire tout un opéra en ut, il voulut, à une répétition générale, essayer de mettre un terme à ces boucheries de bémols et de dièzes. Prenant sa voix la plus mielleuse et son accent allemand le plus prononcé, il fit remarquer à son contrebassiste qu’il attaquait, depuis un bon quart d’heure, deux notes au-dessous du ton, et se prêtant à une transaction à l’amiable, il le priait de vouloir bien se rapprocher au moins d’une note.
L’artiste, blessé dans son indépendance, retira la main gauche qui étreignait le manche de l’instrument, posa sur la saillie du pupitre l’archet tenu par la main droite, et se croisant les bras :
– Monsieur Offenbach, dit-il en regardant le maëstro entre les deux yeux, vous savez nos conditions ?
Ricci prononçant le fameux : Sint ut sunt aut non sint ! ne dut pas mettre plus fièrement le marché à la main au pontifie qui abolit son ordre, que ne le faisait le musicien à son directeur. La pantomime, qui accompagna son apostrophe, disait avec l’éloquence du Général des Jésuites : « Je jouerai avec toutes mes fausses notes ou je ne jouerai point ! »
Offenbach baissa la tête, et le contrebassiste baissa l’attaque d’une note encore pour célébrer sa victoire.
B. Jouvin.