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Première représentation du Roi Carotte

Le Gaulois – Mercredi 17 janvier 1872

Hier, notre collaborateur François Oswald a raconté les magnificences de la féerie de Sardou ; le soin de parler de la musique d’Offenbach m’était réservé pour aujourd’hui, et je viens m’acquitter avec grand plaisir de ce devoir ; les bons compliments me semblent toujours agréables à faire.

Et d’abord quelques mots sur cette première représentation et sur la façon dont elle s’est passée.

L’aspect de la salle disait assez si cette féerie était impatiemment attendue ; toutes les classes parisiennes avaient envoyés les plus notables de leurs représentants ; depuis les princes de tous les partis jusqu’aux reines de tous les mondes.

Disons-le, sans faux amour-propre de métier, le jugement du public de la première représentation n’a pas été tout à fait celui du public de la répétition générale, et, à dire vrai, je trouve que le public payant a mieux apprécié la nouvelle pièce que les journalistes.

A peu près seul de son avis, le Gaulois avait prédit avant-hier, dans les couloirs de la Gaîté, que le Roi Carotte serait un grand succès. Le brillant public de la première représentation lui a donné raison, et le luxe de bon goût d’une mise en scène plus splendide que ce que l’on a [1] jamais vu a produit une très réelle impression.

Pompéi, la fête des insectes, la forêt des singes, et dix autres tableaux plus éclatants et plus harmonieux de couleur les uns que les autres, ont été l’objet d’applaudissements où la claque n’avait que faire.

Cette fois donc nous avons encore été bon prophètes, et nous ne nous sommes pas trompés en croyant que des merveilles semblables pourraient se passer des lazzis et des coq-à-l’âne qui paraissaient jusqu’ici de rigueur dans les pièces de ce genre.

Je parle de succès en dépit de protestations assez nombreuses qui se sont produites à la fin de la soirée, au sujet d’allusions politiques dont la portée m’échappe, je l’avoue franchement.

On a un peu sifflé la dernière scène, et quand on est venu pour annoncer les noms des acteurs, une partie du public ne voulait pas que celui de Sardou fût prononcé.

Quelques allusions fâcheuses, destinées à froisser également démocrates et réactionnaires, ont provoqué cette explosion de colère, qui ne saurait avoir aucune influence sur le sort de la pièce. En somme, l’auteur d’une féerie n’a pas charge d’âme, et je crois que Sardou agirait prudemment en coupant des phrases et des jeux de scène fait pour indisposer le public.

Je suis, pour ma part, très ennemi de la politique mise en scène ; à moins, bien entendu, qu’il s’agisse justement d’une pièce qui soit l’œuvre de parti et une arme de guerre. Mes les mots à double sens, les allusions, plus ou moins habilement amenés, sont toujours inutiles et souvent dangereux, Sardou vient d’en faire la regrettable expérience.

Et maintenant, maître Offenbach, en avant la musique.

Il y a un peu de tout dans cette partition : de l’opéra-bouffe, de l’opéra-comique, du grand opéra.

Mais, il y a surtout, dans chacune des pages, le je ne sais quoi qui est la marque de fabrique de l’auteur, cette teinte de mélancolie voilée qui se mêle, sans efforts, aux gaietés les plus franches.

Le rôle de Mlle Seveste est tout particulièrement écrit dans une gramme tendre où j’aime à reconnaître l’auteur de Fortunio. Dans son premier air :

Petit oiseau que j’ai vu naître…

Il y a un parfum de la Marguerite de Faust, un sentiment de pureté naïve délicieusement rendu. Tout ce personnage, l’un des plus importants au point de vue musical, est composé d’un bout à l’autre avec une délicatesse exquise de forme et de pensée.

Mlle Zulma Bouffar est la gaieté, l’entrain et la joie de la pièce ; elle charme les oreilles autant que les yeux. Tout ce qu’Offenbach lui a donné à chanter, et c’est le grand rôle de la pièce, est jeune et hardi ; la forme syllabique et franchement rhythmée, si chère au compositeur, est détaillée à ravir par cette charmante actrice. Il faut l’entendre dire, avec une désinvolture et une agilité pleines de grâce, la déjà célèbre chanson :

Nous arrivons du fin fond de la Perse ;
Nous faisons un jolie commerce…

C’est le bis obligatoire pour tout le temps que la pièce tiendra à l’affiche. Tout le long de la féerie, Mlle Zulma-Bouffar égrène, à chaque scène, des phrases peu développées. Le talent de la chanteuse fait, de ces charmants petits riens, de véritables bijoux.

Les morceaux d’ensemble sont écrits avec largueur ; le chœur des chevaliers, la farandole, le quitette de Pompéi :

Salut, ô ville morte…

sont les passages les plus saillants : la farandole surtout a été très justement applaudie. J’aime peu la Marseillaise finale, sur laquelle l’auteur devait évidemment beaucoup compter.

Une fois les hésitations des premières soirées disparues, une fois les allusions politiques acceptées par le public ou effacées par les auteurs, le Roi Carotte poursuivra une course victorieuse et fournira une longue et brillante carrière.

Gaston de Praissau.

[1SIC

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