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Premières représentations

Le Figaro – Mercredi 17 janvier 1872

Théâtre de la Gaîté. – Première représentation du Roi Carotte.

Un des plus jolis contes de l’humoriste allemand Hoffmann – conte écrit par parenthèse dans le ton, dans le goût et avec l’esprit de Voltaire – c’est l’histoire de l’avorton Zacharie, cet affreux petit nain à la chevelure en dards électrisés, à la voix sifflante de chat en colère, goîtreux par devant, bossu par derrière, avec des appendices de sauterelles, et offrant dans sa taille exigue l’aspect d’une rave [1]. La fée Rosabella, rien qu’en passant sa main aux doigts de rose dans la crinière rebelle de ce monstre à l’état rudimentaire, lui a octroyé le don de gagner les cœurs et de fasciner les yeux. En dépit de ses formes grotesquement minuscules, du miaulement qui lui tient lieu de voix, de ses grimaces, de ses maladresses, de ses sottises et de ses culbutes, le charme de la fée opère : qui l’approche est ensorcelé. On le trouve joli, bien fait, spirituel, élégant ; les hommes s’inclinent devant son mérite, les femmes raffolent de sa gentillesse et de son museau pointu ; ses yeux de lapin percés en vrille lancent pour elles les flèches du fils de Vénu, et le rictus de ses lèvres lippues en a le sourire ravageur.

Le conteur alliant la philosophie et le surnaturel, la féerie et la satire, a tiré une série d’effets originaux de cette illusion d’optique, physique et morale : son bon sens est impitoyable sous cette raillerie piquante et folle ; on ne saurait, en flagellant la sottise humaine, vagabonder avec plus de fantaisie à travers le pays des chimères.

Dans une lettre publiée dans le Figaro à mon adresse, l’auteur de la féerie jouée à la Gaîté s’efface avec déférence derrière Hoffmann, lequel sans le savoir aurait collaboré au Roi Carotte. En se donnant un tel associé, mon spirituel correspondant est victime, à son tour, de l’illusion qui, à la soirée du professeur Mosch Terpin, changeait en Adonis le nain de Cinabre ; en abonnant à l’écrivain allemand tout sa part de gloire et d’invention dans la féerie donnée au public sous son nom, l’écrivain français abdique avec un modestie trop rare pour être prise au mot.

L’auteur du Roi Carotte a imité fort peu de chose du conte d’Hoffmann : il a même poussé la réserve jusqu’à emprunter le moins possible à l’auteur des comédies fines et spirituelles signées de ce nom aimé du public : Victorien Sardou. Il restera plus près de la vérité en s’appliquant avec bonne grâce ces vers d’Hamilton dans sa dédicace du Bélier :

Avec cette histoire finie
Vous verrez l’enchantement ;
D’une maîtresse et d’un amant
Vous verrez la peine infinie…
Mais c’est tout : car sûrement
Vous n’y verrez aucun génie.

Le nain Cinabre n’a donc fourni au talent composite de Victorien Sardou ni une pièce, ni même l’idée d’une pièce : la dette de notre compatriote envers le conteur allemand se borne à l’emprunt d’un personnage, le petit monstre enfanté par la fagotière Lise, et devenu, dans l’Opéra bouffon de la Gaîté, le roi Carotte. L’analogie qui peut exister entre Fridolin XIV [2] et le rêveur Balthazar, l’amoureux de la belle Candide, la fille du grand naturaliste Mosch Terpin ; cette analogie, dis-je, est trop tirée par les cheveux pour rapprocher le prince et l’étudiant.

Si, à toute force, Victorien Sardou se cherche et se veut donner un maître dans l’art d’agencer et de charpenter la féerie, il n’est besoin pour cela de voyager en Allemagne : il a en France l’embarras du choix. La composition de ces spectacles fantastiques n’a guère varié depuis les Pilules du Diable, par exemple ; et dans cette prestidigitation du truc et du décor, Hoffmann en a moins appris assurément au père du Roi Carotte que les auteurs des Pommes de terre malades, de la Biche au bois, de Peau d’âne et de la Chatte blanche.

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* *

L’innovation, en ce qui concerne la féerie de la Gaîté, consiste à avoir associé plus largement la musique à l’enchantement de ces sortes de spectacles : car, ne l’oublions point (et avec son expérience du théâtre et du public, Victorien Sardou n’a pas voulu faire monter la féerie dans les carrosses de la littérature), il s’agit ici de frapper fortement les sens des spectateurs, et pas le moins du monde d’intéresser leur intelligence au développement habile et savant d’une fable dramatique. Si vous avez ébloui leurs yeux par une succession de tableaux féeriques et rempli leurs oreilles des enchantements de la mélodie et de l’harmonie, vous avez atteint votre but et mérite votre succès. La pièce avec un titre ou un nom d’auteur fastueux, est un cadre, rien de moins, mais rien de plus.

Pourquoi, me dira-t-on, cet écrivain charmant – un peu superficiel, mais très fin – de comédies fêtées par la vogue, descend-il à l’emploi d’ajusteur de cadres, et ayant à orner le sien, se montre-t-il si sobre, et disons le mot, si chiche d’arabesques ? Pourquoi a-t-il poussé la simplicité du dialogue jusqu’à l’indigence, et, par moment, jusqu’à la vulgarité ? Beaumarchais nous parle dans une de ses préfaces « d’un homme de beaucoup d’esprit qui avait le tort de l’économiser un peu trop. » En sortant de la première du Roi Carotte, les amis de l’auteur n’étaient pas fâchés de dire à qui voulait ou non l’entendre, que Victorien Sardou avait été justement cet homme-là.

Je tiens compte de la critique en ajoutant qu’elle tombe à côté. Si elle s’adresse à l’auteur des Intimes, elle frappe juste ; si elle fait une guerre de mots à celui du Roi Carotte, elle est excessive et porte à faux. S’il y a là deux genres, il faut de toute nécessité qu’il y ait deux écrivains.

Les vingt-deux tableaux de cet opéra bouffon peuvent tenir dans une courte analyse. Fridolin XIV [3] et l’usurpateur de son trône combattent à la manière des Grecs et des Troyens, en ce sens qu’ils sont les instruments fatals et inconscients des aventures auxquelles ils sont mêlés : dans les nuages de la féerie, le Génie Robinn-Luron combat pour le roi légitime, et la méchante fée Coloquinte, pour le monarque postiche qu’elle a créé en donnant une forme quasi humaine à un sot légume. Le bon Génie a intérêt à ce que son protégé prince frivole et écrasé de dettes, perde sa couronne pour se montrer, plus tard, digne de la reconquérir. Il fait donc le jeu de la fée son ennemie ; et nous voyons le souverain-légume entrer en triomphateur dans les Etats de son rival, acclamé, admiré, adoré par les peuples (surtout le sexe féminin), par les ministres, et jusque par la fiancée de Fridolin, la princesse Cunégonde, une Parisienne de la décadence, du turf et du Bois. Malheureux, errant et proscrit, mais bien pourvu de talismans qu’il perd, l’un après l’autre, Fridolin visite les deux Pompéi, la République des Fourmis, le royaume des Insectes, la patrie des Singes, en compagnie du Génie Robin-Luron, de son vieux ministres Truc et de la princesse Rosée-du-Soir, cachant son amour et serrant son cœur sous le pourpoint d’un jeune garçon. Rosée-du-Soir est le page d’un autre Lara. Lorsque Fridolin a suffisamment étudié la sagesse et la politique à l’école des singes, le roi Carotte rentre germer sous terre, mademoiselle Cunégonde s’engage dans un café chantant, et Fridolin remonte sur son trône, qu’il fait partager à sa chère Rosée-du-Soir.

Mais laissons la pièce pour parler de la chose importante, le succès qui, reposant uniquement sur la variété et la magie du spectacle, sera grand et satisfera la curiosité si vivement éveillée depuis deux mois autour de l’œuvre du poëte et du musicien. N’y eut-il dans le Roi Carotte que l’admirable tableau de Pompéï ressuscitée et le défilé de fête et le ballet des insectes, que le théâtre aurait réalisé un chef-d’œuvre de la féerie. On n’a rien fait, on ne fera rien de plus éblouissant, de plus complet dans ce genre. L’éclat de la civilisation romaine brille et reparaît, merveilleusement reproduit, dans le tableau de la société pompéïenne. Sénateurs, courtisanes, marchands, gladiateurs, musiciens, esclaves, populaire, tout ce monde qui dort depuis dix-huit siècles sous la cendre du Vésuve, s’est réveillé et défile sous nos yeux, dans la richesse et la scrupuleuse fidélité historique de ses mœurs et de ses costumes. C’est une page d’histoire qui prend un corps et une âme et entr’ouvre, sous nos regards, les abîmes du passé resplendissants de vie, de mouvement et de lumière. Cela donne le vertige de l’antiquité, et il semble que, l’apparition envolée, on soit menacé de disparaître dans la tombe de Pompéï.

La fête des insectes est un spectacle non moins rempli d’imprévu mais qui appartient tout entier à un jeu d’imagination. C’est dans le royaume de l’air une société ordonné et réglée, avec ses princes, ses prêtres, son aristocratie, ses artistes, ses hétaïres, ses soldats et son peuple. C’est un monde entre ciel et terre. Toutes les variétés de la famille ailée y tiennent leur rang en pompeux appareil et habillées de rayons solaires. Le coup d’œil est magique, et l’amateur d’histoire naturelle le plus rigoureux sur les classifications ne pourrait s’empêcher de reconnaître que chaque insecte porte la robe et les couleurs que lui a données la première des couturières : la Nature !

Après ces deux tableaux (à une grande distance), il faut citer la scène et le truc admirablement réussi de l’enchanteur Kiribibi, la fête de l’entrevue du prince et de la princesse Cunégonde, la kermesse avec sa farandole. Le tableau du pays des Singes devra subir, je crois, quelques coupures, et le dénoûment marcher plus prestement vers la fin.

Jacques Offenbach a écrit sur le cadre fantaisiste et fantastique de son collaborateur une partition extrêmement chargée de musique. Il y avait là un cadre immense à remplir, et la main du compositeur n’avait pas moins de besogne que son imagination. Il y avait donc une part très grande à faire à l’improvisation et au laisser-aller d’une facilité heureuse. Etre musicien ne pouvait suffire : il fallait, se conformant à la nature du personnage, fredonner en chansonnier et au besoin vaudeville, échelonner les chœurs, les morceaux d’ensemble, les grands airs et les petites cavatines, les refrains, les couplets de facture, les ritournelles et jusqu’aux simples trémolo. Dans sa situation de metteur en scène musical, que de choses un compositeur doit écrire qui ne seront jamais ni écoutées, ni entendues !

Je cite, en parcourant avec rapidité cette volumineuse partition, la très jolie petite valse de l’ouverture, les chœurs des premiers tableaux, le couplets de facture un peu leste de la princesse Cunégonde, la polka du roi Carotte, les premiers couplets du Génie-Robin-Luron, le duo féminin : Roule, petite boule. Je passe par-dessus les ensemble et les finales pour louer le quintetto très musical chanté dans les ruines de Pompéï, et le piquant terzetino dit par mesdemoiselles Zulma Bouffar et Séveste, et la basse Sotto.

Nous venons du fond de la Perse ;
Nous faisons le plus joli commerce.

Le terzettino a été bissé, et c’était justice. Je laisse passer sans indication une foule de morceaux, la farandole entr’autres, avec sa pédale obtinée. Mon excuse est que j’ai été régalé, de sept heures du soir à une heure et demie du matin, des plus terribles roulements qu’on puisse imaginer des timbales, du tambour et de la grosse caisse. Je dois confesser que les artistes préposés à cette partie du tapage ont les poignets merveilleusement organisés.

La prima donna Zulma Bouffar chante et joue avec finesse et une rare intelligence. Une étoile d’opérette, c’est la princesse Cunégonde, madame Judic. Une physionomie mobile et spirituelle, un filet de voix agréable, et, pour parler la langue de la princesse, du chien, du zing et du chic. Pas assez de tout cela chez mademoiselle Séveste, dont la bonne tenue vocale échoue parfois dans la roideur. M. Masset a fait un saut violent des princes de la tragédie aux princes charmants de la féerie : il faut lui laisser le temps de se remettre de cette chute et d’assouplir son gros baryton tragique et vocal aux légèretés aimables et risquées d’un amoureux d’opérette. La baguette de la fée Coloquinte aura fort à faire de rendre enchanteur son légume enchanté, le roi Carotte. L’acteur Aurèle prête à l’illusion du dépeçage du vieux nécroman Kiribibi. Je n’ai point retenu le nom d’une très correcte et très savante ballerine, une toute jeune fille ! qui danse la très originale valse de l’Ombre [4]. Je me résume : grand succès de spectacle.

Bénédict.

[1mot illisible

[2SIC

[3SIC

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