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Opéra-Comique – Première représentation de Fantasio

Le Figaro – Dimanche 21 janvier 1872

Alfred de Musset a composé ses Proverbes comme il a écrit son Spectacle dans un fauteuil : voulant se donner le plaisir de la comédie, sans se plier à. d’autres caprices que celui de son imagination, – la plus libertine, la plus fantasque de toutes les fées ! – sans subir la double tyrannie de ceux qui écoutent en ouvrant la mâchoire et de ceux qui jugent en grinçant des dents, de tous les chemins, le poëte a pris par le plus court : il a voulu être à lui-même et pour lui seul le théâtre, les comédiens et le public ; il s’est probablement rappelé ce maître divin qui, conviant chanteurs et symphonistes, faisant allumer le lustre dans une salle vide, tout à la fois l’Amphitryon et l’invité à ce banquet de la musique, se servait la primeur de son chef-d’œuvre inédit. Ajoutons qu’il est fort heureux que l’auteur des Proverbes, fait pour plaire à tout le monde, se soit uniquement contenté de se plaire : il a été miraculeusement sauvé de la banalité des œuvres et des succès par l’égoïsme de son génie ; il eût abordé le théâtre auquel ne l’avaient appelé ni préparé les qualités originales, délicates et profondes de sa pensée, pleine de rayons et d’étincelles, mais voisine par moments des nuages de l’abstraction ; il y eût échoué, le fait est probable, vendu, pour un plat de lentilles, son droit d’aînesse politique, compromis, énervé, déshonoré la langue, que le monde entend et ne parle pas, sans acquérir en compensation les outils prosaïques et nécessaires au métier dramatique.

Une comédienne française à Saint-Pétersbourg, lasse d’apprendre et de jouer le même rôle qu’à chaque pièce nouvelle on lui expédiait de France, céda un jour à la fantaisie de se montrer à la société russe dans quelque chose de moins et de mieux gu’une jolie comédie de M. Scribe. Elle s’essaya d’abord dans le Caprice ; puis, après avoir donné la vie de l’esprit et de l’enjouement à la Parisienne madame de Léry, elle ne réussit pas avec moins de bonheur, de malice et de vivacité dans la Parisienne de Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

Madame Allan voyagea avec ses deux diamants de Saint-Pétersbourg à Paris et en enrichit l’écrin de la Comédie-Française. C’était un vrai cadeau ; mais c’était aussi une épigramme la Comédie-Française, après avoir fermé ses portes à la jeunesse, venait de les rouvrir, un peu honteuse, à la maturité d’un beau talent !

En sortant d’applaudir sa comédienne, l’auteur des Proverbes aurait pu s’écrier comme un autre poëte, Alexandre Dumas à ses débuts : « Voilà comment je devins auteur dramatique. » La porte du théâtre ayant été ouverte ne fut plus refermée ; toutes ou presque toutes les fantaisies dialoguées d’Alfred de Musset prirent la file et montèrent sur les planches, un jour celle-ci, le lendemain celle-là, avec ou sans retouches, comme on dit dans l’argot des photographes. Je ne voudrais point prononcer les grands mots d’exploitation et d’industrie littéraire ; ils excéderaient ma pensée et feraient boiter la vérité. Mais ne pourrait-on pas dire que le dévouement pieux, qui n’a fait grâce à aucun des proverbes de Musset s’est trompé, à bonnes intentions, en donnant un cadre régulier, symétrique et un peu bas à des choses auxquelles le poëte avait livré l’espace et le vague de sa pensée ? Ne court-on pas le risque, en matérialisant l’œuvre ainsi empoisonnée, sans souci de sa destination première, de la contrefaire grossièrement, de substituer, par exemple, une boule de verre à l’impalpable bulle de savon dans laquelle tourbillonne toute la gamme du prisme solaire ?

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Qu’est-ce que le Fantasio de Musset ? une bulle de savon sur laquelle on voit se succéder, comme sur la surface d’un miroir convexe, un rayon poétique et un rayon philosophique, une double image indécise et fugitive. La critique cherchant là-dedans une pièce, ne serait ni plus logique ni plus raisonnable que l’enfant qui voudrait saisir et garder dans sa main le sphéroïde tournant fait d’une goutte d’eau et soufflé par ses lèvres ! Un étudiant de Munich, traqué par ses créanciers et ne pouvant rentrer chez lui, se choisit un lit dans le palais du prince pour ne pas s’exposer à coucher en prison. Le fou de la princesse Elsbeth est mort, mais la folie ne meurt point sur terre. Fantasio prend le bonnet, la barbe, le pourpoint, et la marotte du bouffon Saint-Jean ; et le, voilà invisible sous son masque et, toutefois, ayant la main et la langue dans les intrigues de cour ; tout familier avec la princesse de Bavière et très irrévencienx envers le prince de Mantoue, le royal fiancé d’Elsbeth. La meilleure plaisanterie du faux bouffon est une malice d’écolier ; Fantasio enlève la perruque de l’aide de camp Marinoni, lequel, sous un déguisement, tient la place de son maître à la cour de Bavière. Cette perruque enlevée est toute la pièce.

Jeté en prison, délivré, aimé par la princesse, l’étudiant défait le mariage du prince de Mantoue, et ébauche une union de la main gauche avec la fille de son souverain. Voilà le conte ; le jour où il l’écrivit, le poëte était visiblement distrait ou fatigué : la plume est lourde, l’aile pesante ; on peut compter les rares paillettes perçant le fond grisâtre et maussade d’un dialogue toujours cherché et alambiqué. L’œuvre n’eût pu conserver l’équilibre à la scène sans l’appui d’une main expérimentée, mais respectueuse ; quelques-uns vont même jusqu’à dire « plusieurs mains, » associées à ce travail accompli dans l’ombre. Quoi qu’il en soit, un seul parmi ces collaborateurs anonymes a écrit le dénouement oublié par Musset : je crois qu’il est inutile de le nommer.

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Se choisir un libretto dans l’œuvre d’un grand poëte, il y avait là de quoi tenter et inspirer un musicien. La partition de M. Jacques Offenbach atteste un travail consciencieux et entrepris con amore par le compositeur dont l’esprit, la facilité et l’abondance heureuse se sont donné carrière dans la parodie musicale. Sur les trois actes de Fantasio, M. Jacques Offenbach en a écrit un, le premier, tout à fait réussi depuis l’introduction jusqu’au chœur d’étudiants, avec son motif qui s’éteint dans les rues de Munich. Point de ces bagatelles spirituelles, vives, joyeuses, bien rythmées, que Paris fredonne avec ivresse et d’une seule voix à la sortie des Variétés ou des Bouffes-Parisiens ! La musette aspire à devenir une muse. Le fécond improvisateur d’opérettes populaires s’est maintenu, dans ce premier acte, en pleine région de l’opéra : il ne chantonne plus, il chante. Les différents motifs de l’ouverture se développent presque dans les sonorités voilées. Le duo de Fantasio et de sa princesse : Ah ! pour un peu d’amour, y circule sous des tonalités charmantes. Le chœur des étudiants et du populaire de Munich a beaucoup de franchise et de mouvement. Les couplets du carillon, accompagnés au refrain par le chœur, sont très jolis et vivement enlevés par la belle voix de Melchissédéc. Le public les a fait répéter au chanteur. Dans une gamme absolument différente, je citerai le duo bouffe en forme de rondo chanté par le prince de Mantoue et son aide de camp. La ballade à la lune, finement et pittoresquement accompagnée, a de la grâce et de la couleur. Madame Galli-Marié n’était pas très sûre de sa voix à cette première soirée. Les couplets de la princesse ont la transparence du crépuscule dans la voix limpide et si irréprochablement juste de mademoiselle Priola. Mais voici la meilleure page de la partition ; c’est la très poétique et très mélodieuse inspiration du duo de Fantasio et d’Elsbeth, duo qui a traversé comme un frisson amoureux le pot-pourri de l’ouverture. Ce premier acte se termine on ne peut plus heureusement avec le chœur des étudiants de Munich et la chanson des fous, qui a été bissée et dont les nuances, du piano au forte, empruntent leur charme et leur éclat à la voix chaude et sympathique du basso Melchissédec.

Le deuxième acte est loin, bien loin, hélas ! de valoir le premier. Le poëme étant absolument vide, le musicien y chante pour chanter. Il accomplit cette besogne ingrate et difficile avec beaucoup de conscience et toute son expérience de la scène ; mais l’effort est visible et l’inspiration rebelle. Après un petit chœur de femmes vient l’air empanaché de la princesse ; la phrase principale ne m’en semble point heureuse mademoiselle Priola a beau y prodiguer les gammes et les trilles, ce sont autant de fusées tirées sur la neige par une belle gelée. Je n’ai pas très nettement saisi le quintette de l’entrée à la cour du prince de Mantoue ; mal attaqué au début, le quintette n’a pu rattraper l’équilibre. Les couplets du bouffon Saint-Jean n’ont pas les changeantes couleurs de sa tulipe, et le duo de Fantasio et d’Elsbeth a plus de cendres que de flammes. La romance avec son refrain : Etre aimé pour moi-même ! est jolie et bien dans la voie [1] d’Ismaël. J’aurais besoin d’entendre de nouveau, pour me former un avis, le finale de la perruque enlevée.

Le troisième acte, traversé en tout sens par le duo du balcon et la chambre des fous, renferme un duo où vibre la corde tendre, celui du faux Sajnt-Jean redevenu Fantasio pour sa princesse. Les couplets de l’habit rose, une bagatelle agréable.

La partition de Fantasio renferme un acte dont les grâces voilées, et pour cela peut-être un peu monotones, conservent l’unité de composition et de couleur. M. Jacques Offenbach, dont l’activité égale le talent, en écrivant beaucoup encore, n’écrira rien de plus complet. L’exécution, un peu indécise et troublée le premier soir, pourra refaire, aux représentations suivantes, la fortune un peu compromise des deux derniers actes ; je le souhaite et je l’espère. Que cela arrive ou n’arrive pas, le musicien peut s’en consoler ; la réussite du premier acte peut suffire au succès du compositeur de Fantasio.

Mademoiselle Priola a chanté avec beaucoup de charme et de grâce les airs et les duos de la princesse Elsbeth. Madame Galli-Marié n’a pas encore pris possession du rôle de Fantasio. Elle l’a joué timidement et chanté avec incertitude. Ismaël a compris qu’il ne fallait pas forcer la note comique dans le personnage du prince de Mantoue, mais l’attendrir par moments et l’incliner vers la folie de Don Quichotte. Cela s’appelle interpréter un rôle en comédien. Melchissédec (l’étudiant Spark) a eu, comme chanteur, les honneurs de la soirée. La gouvernante du Proverbe est devenue un page dans l’opéra-comique. Après le succès de mademoiselle Moisset dans ce rôle, peut-être ferait-on bien, revenant au texte, de changer le page en gouvernante.

Avant de quitter le musicien de Fantasio, je dois lui restituer un larcin involontaire de ma part. Ce n’est pas la valse de l’Ombre, mais celle du Papillon que l’on applaudit dans le ballet de l’opéra-féerie en plein succès à la Gaîté.

(…)

Bénédict.

[1SIC

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