(…) – Théâtre de la Gaîté : Le Roi Carotte, opéra-bouffe-féerie en trois actes et vingt-deux tableaux, par Victorien Sardou, musique de Jacques Offenbach. – MM. Masset, Soto, Alexandre, Vicini [1]. – Mmes Zulma Bouffar, Judic, Seveste. – (…)
Enfin, le Roi Carotte a fait son apparition à l’horizon de la Gaîté.
Qui donc prétendait que la féerie était morte ?
Morte, la féerie, quand depuis deux mois on se disputait, à coups de billets de banque, des places pour la première représentation ; quand, seulement pour la répétition générale, j’ai vu payer cinquante francs un fauteuil de seconde galerie ; quand j’ai vu deux beaux yeux de ma connaissance pleurer de douleur de n’avoir pu assister à l’une de ces deux grandes solennités ! Songez donc ! pour quelqu’un qui fait partie du fameux tout Paris, être obligé de confesser qu’on n’était pas au Roi Carotte ! Alors, c’est qu’on n’a pas de crédit, c’est qu’on n’est pas compté ! C’est plus qu’une mortfication, c’est un déshonneur, — sans parler de cette curiosité inassouvie, la plus cruelle maladie qui puisse atteindre une fille d’Ève !
Et, cette fois, ce n’était pas la féerie ordinaire, la féerie bête, arrangée par le premier carcassier venu pour le seul plaisir des yeux. On savait que l’auteur était un des esprits les plus alertes et les plus ingénieux de ce temps-ci , et qu’en même temps qu’il ferait sortir la féerie de ses classiques ornières, il lui donnerait ce qu’elle n’a jamais eu, la finesse, le piquant, l’originalité, la véritable fantaisie ; on savait aussi que, pour cette œuvre, à laquelle il avait voulu faire concourir toutes les branches de l’art, il s’était associé le plus populaire et le plus spirituel de nos compositeurs. Et que de merveilles ne devait-on pas attendre de la collaboration de ces deux esprits si bien faits pour s’entendre, Sardou et Offenbach !
L’attente n’a pas été déçue. Six heures durant, l’esprit, les yeux, les oreilles, ont été tenus en éveil par cet assemblage de séductions, par ce spectacle inouï, prodigieux, qui est le dernier mot du genre. Et cela sans un instant de fatigue, tant les situations sont variées, tant est grande l’habileté avec laquelle l’auteur a su intéresser tour à tour l’imagination et les sens de son public. Ah ! quel enchanteur que ce Sardou ! avec quelle aisance il se joue au milieu de ces personnages fantastiques, de ces phénomènes qu’il évoque ou qu’il crée, suivant son bon plaisir ! L’impossible n’existe pas pour lui : sa baguette est toute puissante, comme celles de ses fées et de ses magiciens.
Qu’est-ce que le roi Carotte ? C’est un affreux petit gnome que la méchante fée Coloquinte a tiré du royaume végétal pour se venger de la dynastie des Fridolin, dont le dernier rejeton vient de monter sur le trône. Ce jeune Fridolin est un assez mauvais sujet, digne en tous points de sa fiancée, la princesse Cunégonde ; élevée dans les principes les plus purs du cocottisme parisien. Ruiné par ses folies, Fridolin, pour combler le vidé de sa bourse, n’a pas hésité à vendre au plus offrant les armures de ses ancêtres. Le châtiment ne se fait pas attendre. Le petit monstre évoqué par Coloquinte se présente à la cérémonie des fiançailles : en un tour de main, grâce à l’influence magique de la fée, il a séduit la princesse, les ministres, le peuple, — si bien que, pour sauver sa tête, mise à prix par son rival, Fridolin est obligé de fuir, abandonné de tous, excepté de son fidèle Truc et d’un petit étudiant du nom de Robin Luron.
Ce Robin Luron n’est autre que le bon génie de la famille Fridolin. Comment se fait-il alors qu’il laisse le jeune prince en butte aux persécutions de Coloquinte ? C’est que, pour le ramener au bien, pour arracher de son âme la mauvaise herbe qui commençait à y croître, il estime qu’il n’est rien de tel que les leçons du malheur, de la pauvreté et des périls encourus. Ce n’est pas tout. Il existe de par le monde une jeune princesse douée de toutes les perfections, laquelle se meurt d’amour pour le beau Fridolin. Le bon génie s’est pris de sympathie pour Rosée-du-Soir, qu’il voudrait voir détrôner, dans le cœur de son protégé, l’indigne Cunégonde. A ces causes, il l’a délivrée de la prison où la tenait enfermée la fée Coloquinte ; puis il l’a fait déguiser en page, et c’est ainsi que Fridolin se trouve avoir un troisième compagnon de sa rude odyssée.
Sur les conseils de Robin Luron, Fridolin est allé consulter le sorcier Quiribibi, le seul dont la puissance puisse faire échec à celle de la fée Coloquinte. Lui seul, en effet, sait ce qu’est devenu l’anneau magique du roi Salomon. Mais, en échange de son secret, Quiribibi exige un service de Fridolin. Las de la vie dont il lui est interdit de se délivrer autrement que par le secours d’une main étrangère, il invite Fridolin à le couper en morceaux. L’opération se passe sous les yeux mêmes du spectateur. Le truc est curieux, nouveau et admirablement réussi.
Et l’anneau de Salomon ? Il se trouvait en dernier lieu entre les mains d’un soldat mort dans l’éruption du Vésuve qui détruisit Pompéï en l’an 76. C’est là que Fridolin doit l’aller chercher. Pour lui faciliter cette découverte assez difficile, Robin Luron fait renaître Pompéï de ses cendres. La ville ensevelie reparait à nos yeux dans son antique splendeur, avec ses édifices, son peuple de marchands, de soldats, d’athlètes, d’histrions, de beaux et de courtisanes, avec ses chars d’ivoire et d’or, avec ces mille détails de la vie antique que nous retracent Horace, Martial et Juvénal. Jamais spectacle plus magique et plus saisissant n’a frappé nos yeux : c’est un prestige, un éblouissement.
Le fameux talisman est enfin retrouvé ; mais Fridolin ne le garde pas longtemps : il se le laisse ravir, comme un imbécile, par l’adroite Cunégonde, et le voilà précipité tout d’un coup dans le royaume des fourmis qui le font travailler à la terre et d’où il ne s’échappe qu’à grand’peine, grâce aux bons offices de Robin Luron.
Il faut signaler ici le magnifique décor du royaume des insectes, la splendeur et la richesse de la mise en scène, dans laquelle est encadré un ravissant ballet, et que termine un tableau où l’on voit suspendues à une hauteur vertigineuse des essaims de jeunes femmes figurant des papillons et des abeilles.
J’abrége, et je me borne à mentionner l’entrée en scène d’un nouveau talisman : celui des trois trèfles magiques qui sert à mettre en lumière le dévouement de Rosée-du-Soir et à lui conquérir définitivement le cœur de Fridolin. Le théâtre où se passent ces dernières aventures est l’île des Singes. Il y a là un ballet suivi d’un concert simiesque qui est bien la chose la plus réjouissante du monde. Des clowns y exécutent des bonds prodigieux. Et telle est l’illusion, si parfaite est l’imitation du monde quadrumane qu’on se demande si le personnel de ce tableau n’arrive pas en droite ligne du jardin des Plantes.
Le dénoûment auquel sert de cadre le décor du premier acte est conforme à la tradition. Comme dans toute féerie qui se respecte, la fée Malfaisante est vaincue ; Fridolin épouse Rosée-du-Soir, à la confusion de la princesse Cunégonde qui frémit d’horreur en retrouvant à la place de son cher Carotte un affreux monstre en carton peint.
J’ai noté au passage les tableaux les plus brillants ; mais je donne qu’une idée incomplète de la richesse et de la variété des costumes, de la beauté des décors, de la multitude des trucs, — végétaux qui poussent à vue d’œil, miroirs magiques, armures parlantes, apparitions fantastiques, etc., — que l’imagination de l’auteur a fait entrer dans cette vaste composition qui est et restera, ainsi que je l’ai dit, le dernier mot du genre.
L’espace me manque aussi pour apprécier, comme je le voudrais, la musique d’Offenbach. Les qualités du maître s’y révèlent avec une abondance, une variété, et aussi un relief et un éclat qui témoignent de sa verve inépuisable. Dans cette partition, une des plus importantes qu’il ait écrites, il y aurait à citer vingt morceaux, tous également remarquables à des titres divers. D’abord le chœur d’introduction plein de franchise et d’allure, l’air d’entrée de Mlle Zulma Bouffar d’une crânerie charmante, puis le spirituel rondeau de Mlle Judic, détaillé à merveille par la cantatrice. Il y a beaucoup de sentiment et de délicatesse dans le premier air que chante Mlle Seveste et aussi dans son duo du Peloton de soie avec Mlle Bouffar. Le grand finale des armures est une belle page d’opéra, large, puissante, énergique. A mon sens, la perle de la partition est le quintette Salut, une inspiration digne de Donizetti en ses meilleurs jours. A côté de ce morceau, il faut mettre immédiatement le terzetto si piquant et si fin, Nous faisons un très-joli commerce, que le public a fait répéter avec acclamation. Je mentionne encore, au fur et à mesure qu’ils me reviennent à la mémoire, les couplets du Rire, un duo, très-bien en scène, entre Masset et Mlle Judic, enfin une farandole charmante et les airs du ballet des Insectes, d’une mélodie originale et d’un rhythme entraînant. J’en ai fini pour aujourd’hui avec Offenbach. Je le retrouverai la semaine prochaine avec Fantasio.
L’interprétation est infiniment supérieure à celle à laquelle nous avaient habitués les féeries du vieux temps. Masset, l’ancien pensionnaire de la Comédie- Française, où je regrette, par parenthèse, de ne plus le voir, jouait le rôle du prince Fridolin. Il y a apporté cet excellent ton de comédie si rare au boulevard, et en outre une belle voix de baryton, un peu étranglée au début par l’émotion, mais qui a reconquis ses avantages dans les grands duos des troisième et quatrième actes. Soto, le « transfuge » de l’Athénée, se montre bon comédien et chanteur habile. Alexandre est charmant de bonhomie, de rondeur et de naïveté. Vicini, qui représente le roi Carotte, tire des effets très-drôles d’une voix qui tient le milieu entre le ténor et le soprano.
Du côté féminin, les honneurs de la soirée ont été pour Mlle Zulma Bouffar, étincelante de crânerie, de brio et de verve comique. Il est impossible d’avoir plus d’esprit et de finesse que Mlle Judic. Malheureusement, dans les morceaux de force, son organe ne seconde pas toujours sa bonne volonté. Mlle Seveste a une voix sympathique, de l’expression, du goût, du sentiment. Le ballet, enfin, nous a produit, comme protagoniste, une ballerine di primo cartello, Mlle Margitta Boselli, qui rappelle, par la beauté, — et aussi par le talent, — Mlle Laure Fonta.
Le succès a été colossal. Trois cents représentations ne suffiront pas à l’épuiser. Mais après ? et dans cette voie de luxe à outrance, à qui sera-t-il donné de reculer les colonnes d’Hercule ?
Gérôme.