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Feuilleton du Siècle du 19 janvier – D’une certaine musique bouffe

Le Siècle – Vendredi 19 janvier 1872

A propos de la musique du ROI CAROTTE.

On fait depuis quelques années en France un mauvais usage de la musique. Cet art d’une si noble essence, dont l’effet est d’émouvoir par l’expression des sentiments élevés, délicats, honnêtes, et qui, suivant une ingénieuse observation d’Alphonse Karr, commence son langage où la poésie finit le sien ; cet art est devenu le complice obligé des inepties et des fadaises dont on empeste la plus grande partie de nos théâtres, descendus au niveau des baraques de saltimbanques.

Associée aux dévergondages insensés des pièces bouffonnes à la mode, aux grossières parodies et aux pièces-féeries dites pièces à femmes, la musique s’est encanaillée, pervertie, et, comme les vierges folles, elle est tombée du haut de sa pureté et de sa poésie dans le gouffre impur où l’âme hébétée perd jusqu’au sentiment de son existence.

Oui, dans certaines mains, la musique, cet, art moralisateur par excellence, s’est dénaturée au point de devenir un agent d’immoralité. Une fois corrompue, nécessairement elle devait corrompre à son tour. Ecoutez-la, elle ne chante plus les sentiments qui partent du cœur, ni les beautés idéales qu’on entrevoit dans de sublimes visions sous la flamme de l’inspiration : ses accents sont tronqués, équivoques, sans foi et souvent aussi sans loi, harmoniquement parlant. Parfois on pourrait la croire sincère. Elle commence une chanson d’amour, soupire de tendres sentiments puis, s’interrompant brusquement, elle rit d’elle-même et éternue une polka. C’est une muse de joie qui attaque les sens par le rhythme de cette danse vulgaire et parle à l’imagination par des suites de calembours.

L’effronterie est un de ses grands moyens de séduction. Elle se moque de la bonne musique en lui empruntant des lambeaux phrases ; dont elle taille un manteau de roi à ses personnages de carton. Pour masquer le vide de ses idées, elle appelle à son aide les
instruments les plus bruyants de l’orchestre, et tape fort, ne pouvant frapper juste. A propos de tout et de rien, elle hurle du trombone, sonne de la trompette et du cornet à pistons, glapit des cymbales, roule du tambour, tonne de la grosse caisse, et vrille dans votre cervelle ébranlée les traits aigus d’un piccolo meurtrier. Quand elle s’est livrée à cette orgie de sonorités pompeuses et ridicules, comme ces filles perdues qui veulent se donner un air de grande dame, elle affecte de devenir sévère et prend des formes artistiques qui visent à l’austérité. Mais on ne se refait pas facilement une âme, et bientôt la muse du demi-monde musical, fatiguée de cette contrainte qui la torture ; tortille une figure de cavalier seul et polke un couplet syllabique, pour rattraper le temps perdu et se remettre dans le mouvement.

Les admirateurs d’une musique se devinent. Ce sont, avec les femmes galantes par profession, les femmes galantes par vocation et tous les corrompus nés en France du relâchement des mœurs et de la morale publique pendant les dernières vingt années qui viennent de s’écouler.

On chante comme on parle et comme on pense.

La grotesque et sensuelle musique des farces en honneur et de toutes les pièces à femmes ne saurait convenir à des personnes honnêtes, pensant honnêtement et vivant de la vie régulière.

Dis-moi ce que tu chantes je te dirai qui tu es.

Est-ce à dire que nous condamnions systématiquement toute musique gaie pour n’aimer et ne louer que la musique sévère, les symphonies de Beethoven et les opéras de Meyerbeer ? Non certes, et nous n’avons pas attendu à aujourd’hui pour placer le Barbier de Séville, qui est un opéra bouffe ou de demi-caractère, au premier rang des œuvres qui honorent le génie de Rossini et l’art musical tout entier. Que d’opéras bouffes encore du même maître, de Mozart, de Cimarosa, de Grétry, de Grisar, d’Auber, de Bazin, des frères Ricci et de tant d’autres compositeurs appartenant à diverses nationalités, qui sont la bonne humeur et la joie de la musique ,sans qu’ils en aient été la honte un seul instant. Soyons gais si tel est notre tempérament, mais respectons la logique des idées et des événements. La folie n’est jamais gaie, elle est toujours triste au contraire.

Dira-t-on que le genre bouffe occupe dans l’art dramatique la place que la caricature occupe dans la peinture ? Je le veux bien ; mais, ne l’oublions pas, la caricature n’est plaisante précisément que parce qu’elle montre, en les exagérant d’une façon comique, des vérités appréciables, des ridicules de notre esprit ou de notre corps. La caricature cesserait d’être de l’art, et perdrait tout son effet si elle ne nous représentait que des tableaux extravagants, impossibles, sans vérités philosophiques.

Assez d’insanités comme cela. Que les théâtres, avertis par de récents insuccès, cessent de donner le lugubre spectacle des cours Bicêtre et de Charenton, aux heures de récréation des pauvres malades de ces établissements hospitaliers. Il ne mangue point certes d’hommes d’esprit, bien qu’ils ne soient pas communs, pour écrire des pièces amusantes qu’on puise voir et écouter sans faire abnégation de sa propre dignité.

Les ridicules à dévoiler sont plus nombreux encore que les hommes d’esprit, et notre société, Dieu merci, n’est pas avare de grotesques à mettre en scène. Il est temps que la raison reprenne ses droits un peu
partout ; il est temps de remplacer par des pièces qui signifient quelque chose ces éternelles féeries qui ne signifient rien du tout. Avez de ces stableaux vivants, jolis sans doute, mais monotones et démoralisateurs. Que peut-il rester dans l’esprit d’un spectacle où, quatre heures durant, on a vu des centaines de femmes plus ou moins bien vêtues, qui viennent faire en public le sacrifice de ce qu’une femme a de plus précieux, sa modestie : – j’allais dire sa pudeur !

Notre collaborateur M. de Biéville vous a dit ce qu’est au point de vue littéraire la féerie de M. Sardou.

La musique dont M. Offenbach a orné ce libretto ne lui ouvrira pas les portes de l’Institut. Pis que cela ; elle n’aura pas, à moins que nous nous trompions fort, le succès réservé d’ordinaire à ce genre de musique. Elle a tous les défauts de ce compositeur de la décadence, sans avoir les qualités individuelles qui ont donné la vogue à quelques-unes de ses opérettes.

Tout cela est décousu, débraillé, coulé dans le moule de formules usées, et d’une instrumentation pauvre, quoique horriblement brillante. Combien la musique écrite par un musicien resté obscur, M. Pilati, pour les féeries et les ballets de la Porte-Saint-Martin, pendant vingt années, valait mieux sous tous les rapports que ce copieux remplissages du Roi Carotte ! Carotte pour carotte, j’aime mieux la musique de la Vénus aux Carottes que la polka de ce potager.

Par-ci par-là pourtant, on rencontre quelques jolies phrases, où l’on retrouve l’Offenbach du Mariage aux lanternes et de la Chanson de Fortunio ; mais ce ne sont que des éclairs dans une nuit obscure, quoique tumultueuse.

L’acte où, après avoir vu les ruines de Pompéi, on assiste à la résurrection de cette ville, offrait au compositeur l’occasion d’écrire une musique originale et colorée. Il n’a pas su profiter de cette occasion. Le peuple est en fête ; des invités d’un souper somptueux sortent du triclinium, précédés d’une bande de musiciens jouant des instruments de l’époque : psaltérion, trigonum, barbiton, tétrachordon, nablia, pandora, tuba, bucina, salpinx, flûtes doubles, tympanum, lyre à cinq cordes ; flûte de Pan, luth, harpes d’ivoire, tibias, etc.

Point de souper romain sans danses voluptueuses, excitant la gaieté des convives ; alourdie par une laborieuse digestion. Voici les jeunes filles, le sistre en main, qui évoluent lentement et gracieusement, achevant ainsi par leurs poses provocantes d’apporter le trouble dans la cervelle des soupeurs gorgés des trois services de rigueur : gustatio, seounda mensa et bellaria, et animés par les libations et les parfums. Il fallait là une musique qui parlât à l’imagination et qui sans chercher à donner une copie de ce que pouvait être l’art des sons dans la Rome antique au premier siècle de l’ère chrétienne, nous sortît de Paris et des Bouffes-Parisiens. A. Pompéi, nous restons toujours au théâtre de la Gaîté sous le rapport musical, et c’est à peine si, par un bout de phrase fait de quelques intimations inusitées dans le quadrille et la polka, le compositeur accuse l’intention de colorer d’une couleur locale cette musique trop parisienne.

Nous sommes allé hier entendre, la musique du Roi Carotte, à la Gaîté ; ce soir nous irons entendre celle de Fantasio, à l’Opéra-Comique. Et pendant que M. Offenbach remplira de ses doubles-croches ces deux théâtres de genres si différents, les Bouffes-Parisiens continueront de faire danser et chanter leur ours Boule-de-Neige, musique du même Maestro. Ce n’est pas tout : on parle d’une partition nouvelle, le Corsaire noire de M, Offenbach, et j’ai lu que si Fantasio obtient seulement le succès de Barkouf, de Robinson et de Vert-Vert, l’administration de l’Opéra-Comique s’empressera de prendre du répertoire des Bouffes-Parisiens
la Chanson de Fortunio, de M. Offenbach.

Nous l’avons dit et nous croyons utile de le répéter, à voir M. Offenbach approvisionner de ces petits airs syllabiques, de ces quadrilles et de ces polkas, tant de théâtres à la fois, on serait tenté de croire que les musiciens français ont été soudainement frappés de stérilité, et que hors de cet habile mais trop fécond compositeur il n’y a pas de salut. Je l’avoue, je suis de ceux qui osent penser qu’il faut de l’Offenbach, mais que pas trop n’en faut. Ce rôle de providence musicale lui sied mal dans un pays qui a l’honneur de compter des artistes tels que MM. Ambroise Thomas, Reber, Gounod, Mermet, Félicien David, Victor Massé, Bizet, Saint-Saens, Th. Duhois, Membrée, Ernest Reyer, Deffès, Delibes, Duprato, François Bazin, Joncières, Poise, Wekerlin, Lacome, Vancorbeil, Lenepveu, Pascal et vingt autres tous vivants et bien portants, qui certainement produiraient généralement plus qu’ils ne produisent, si des débouchés faciles leur étaient ouverts pour les œuvres.

Nous ne voulons certes rien préjuger du mérite de la nouvelle partition de M. Offenbach, et nous attendrons pour en parler de l’avoir entendu, et plusieurs fois même si cela est nécessaire. Mais l’auteur de Barkouf ne doit pas se dissimuler qu’il joue là une partie difficile, et qu’on aura le droit et le devoir de se montrer sévère envers lui. S’il ne nous donne pas dans Fantasio une œuvre remarquable, digne du théâtre de Boieldieu, d’Hérold et d’Auber, les compositeurs français qui vivent de belles promesses et de sainte patience à la porte des directeurs de théâtre, attendant des années leur tour d’être représentée, pourront s’étonner et se plaindre de préférences systématiques que rien jusqu’ici ne justifie.

Il n’est permis qu’au génie de jouer le rôle d’accapareur, et la fourniture des partitions ne se donne pas, comme les fournitures de l’armée, à adjudication.

Oscar COMETTANT.

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