OPÉRA-COMIQUE. Fantasio, opéra-comique en trois actes, d’après A. de Musset, musique de Jacques Offenbach. – Nouvelles.
L’OPÉRA-COMIQUE doit, depuis jeudi soir, à M. Offenbach, une quatrième revanche. Après Barkouf, il fallait de toute nécessité que l’inventeur de l’opérette bouffe continuât ses expériences sur la scène nationale de l’Opéra-Comique : Robinson-Crusoé était inévitable. Mais Robinson, habitué à la solitude, ayant fait le vide dans la salle Favart, une des mieux situées de Paris et la mieux achalandée suivant le goût parisien, une compensation fut promise aussitôt au « maître » qui, sans rancune, daigna écrire pour ce public ingrat la partition de Vert-Vert. Le sujet était joli, populaire, et pourtant il y eut encore déconvenue. Le grand vainqueur des trois cents représentations de la Belle-Hélène et des cinq cents représentations d’Orphée aux Enfers vit assez tôt le compte arrêté pour Vert-Vert. Alors comment ne pas lui demander un Fantasio ? Voyant l’autre soir l’œuvre nouvelle péricliter devant le public, je commençais à m’en inquiéter pour l’avenir de l’auteur, mais un confrère bien informé me rassura d’un seul mot : « Nous ne tarderons guère à voir un autre opéra-comique en trois actes de M. Offenbach ; l’auteur de Christiane s’est fait un devoir de lui fournir un livret. C’est affaire conclue, — au préjudice, il est vrai, de ce pauvre Delibes qui, tout d’abord, devait écrire la musique de ce livret. » Enfin...! on verra bien qui aura le dernier, du public de l’Opéra-Comique ou du compositeur bouffe que Rossini appelait malicieusement le Mozart des Champs-Elysées. Je jurerais que l’école française suit cette gageure avec une attention passionnée, elle ne saurait trouver un meilleur emploi des loisirs qui lui sont faits.
On rendra d’ailleurs unanimement cette justice à M. Offenbach que ce siège opiniâtre entrepris par lui à l’encontre de l’Opéra-Comique ne lui a pas fait abandonner ses conquêtes antérieures, et celles-là légitimes. Il y a longtemps qu’il s’est annexé les Variétés où le Corsaire va succéder aux Brigands ; les. Bouffes n’oublient pas ce qu’ils lui doivent, et préparent, eux aussi, une revanche à Boule de neige. Le Palais-Royal ne peut avoir perdu la mémoire de la Vie parisienne et de Toto ; deux ou trois autres théâtres de moindre calibre ont connu les bienfaits du « maître » , et la Gaîté n’aurait pas voulu demander la partition du Roi Carotte à un autre que le cappelmeister bouffe. Partout de l’Offenbach ! C’est la production dévorante, absorbante, à l’année, au mois, à la petite semaine.
Offenbach s’est fait légion et nous envahit.
Y aurait-il en sa faveur un autre article additionnel au traité de Francfort, article que le public ne serait admis à connaître que par ses résultats, et dont la teneur aurait été aussi mystérieusement qu’impérieusement signifiée aux directeurs parisiens ?
Mais non ! ceux-ci n’ont d’autre mobile que la recherche du succès en compagnie d’un homme qui a mis si souvent le succès dans son sac. Distinguons pourtant avec soin, de peur de méprise et de mécompte : en certaines régions, la musique d’Offenbach fait de l’argent ; en certaines autres elle risquerait de défaire la fortune en même temps que les traditions d’un théâtre de premier ordre.
Que son domaine s’étende du passage Choiseul ou du Carré-Marigny au square des Arts-et-Métiers et au boulevard du Temple, à là bonne heure ! Qu’il soit le maître Jacques de la féerie et de l’opérette, c’est parfait ; mais l’Opéra-Comique est sur un plan qui ne communique pas avec l’autre aussi aisément qu’on penserait. Il était naturel d’en permettre l’essai à l’auteur de tant de petites pages charmantes ; mais quand donc l’essai sera-t-il tenu pour décisif ?
Un théâtre qui a l’honneur d’être qualifié théâtre national doit chercher l’art le plus haut possible, et surtout par des œuvres nationales : la subvention n’a pas d’autre sens. Le succès même de certaine musique sur certaines scènes ne serait pas une raison toujours suffisante ; mais que dire quand il n’y a ni raison, ni succès véritable ?
Notre déboire s’augmente encore quand nous voyons non-seulement une scène comme l’Opéra-Comique, mais des œuvres telles que Fantasio, livrées aux essais de l’Offenbachisme. A supposer que ces comédies exquises pussent recevoir de la musique, il semblait qu’on ne dût s’adresser qu’aux compositeurs de l’ordre le plus élevé et le plus délicat. Si aucun d’eux ne s’est présenté à cet effet chez le frère d’Alfred de Musset, il devait entrevoir dans cette réserve un témoignage d’admiration respectueuse. Emprunter le sujet est moins grave, moins offensif pour une œuvre littéraire consacrée, que prendre son dialogue même. Le livret de la Chanson de Fortunio, simplement imité de la poétique comédie du Chandelier, choquait moins que celte mise en coupe réglée du style de Musset entre deux morceaux de musique. Cette prose-là, plus exquise que-bien des poésies, porte sa musique en elle-même ; plutôt faite pour être lue que pour être dite, elle réclame des comédiens d’un choix tout particulier : autrement c’est un malaise étrange pour les lettrés. Nous n’avons pas à faire l’analyse du Fantasio de Musset. On en a gardé ici la contexture, à cela près que le sentiment de la princesse Elsbeth pour le jeune étudiant, si délicatement ménagé, retardé, estompé dans l’original, s’accuse dès le premier acte par une sérénade et un dialogue de balcon : la noble et fine Elsbeth de Musset n’a pas l’accointance si facile. De plus, il y a un tableau final ajouté, où Fantasio, échappé de prison, prêche la paix aux deux monarques brouillés, dont l’un le fait comte et l’autre le fait prince. Les arrangeurs de Fantasio ont cru bien faire en accentuant, par la bouche de Fantasio, roi de la fête des Fous, certains petits panégyriques badins de la paix. Il vaut mieux, quant à présent, laisser dormir ces idées, ces allusions ; tout le monde n’a pas qualité pour loucher certaines fibres très-sensibles de la conscience publique : on croit les flatter, on les agace.
Venons à la musique : le mécompte a été général à partir du second acte. L’ouverture est une grisaille qui a quelques jolis endroits, entremêlés de bien des banalités qui ne blessent pas trop parce qu’elles sont présentées en douceur. Je passe sur le premier chœur de fête, assez brillant, et sur les couplets de Melchissédec, quoique ces derniers aient été bissés. Pour l’entrée de Mme Galli-Marié (Fantasio), nous avons la ballade à la lune, mise en musique ; les avis sont partagés sur cette ballade. Le musicien l’a fort soignée, mais c’est la fantaisie qui lui a manqué le plus, à notre goût, ou du moins la fantaisie en est triste et délayée. Je crois que M. Offenbach se fait, peur de lui-même quand il travaille pour l’Opéra-Comique ; il craint de tomber dans la gaité bouffonne dont il est coutumier, et n’arrive qu’à une distinction morose. Le premier cantabile d’Elsbeth, au balcon, est bien phrasé, et s’enchaîne à un duetto. Citons encore la rentrée du chœur des étudiants, sorte de fanfare chorale d’un bel effet, au milieu de laquelle s’intercale une ronde chantée par Melchissédec, et qui a enlevé les honneurs du second bis ; le contour de la première phrase du couplet est original, mais le reste n’a rien que d’ordinaire.
C’est encore un petit nocturne instrumental qui sert de prélude au second acte : il est court et gracieux ; mais après cela nous n’avons plus guère que des remplissages ou réminiscences plus ou moins agréables. Le duetto du bouquet n’est pas de la première fraîcheur, rien de saillant, rien d’inventé. Dans le finale, plus de bruit que d’inspiration. C’est ce second acte qui a découragé les amis du compositeur et mis la fortune de l’ouvrage sur une mauvaise pente.
Au dernier acte, dont le premier tableau se passe dans la prison, il y a un air de bravoure pour Mlle Priola, puis un duo ; nous avons remarqué un gracieux passage, celui ou les violoncelles pezzicati doublent la voix. La tentative de bis à l’occasion de l’air de Marinoni (Potel) n’a servi qu’à impatienter le public. Il n’y a pas d’objection contre le dernier finale emmêlé de beaucoup de choses, mais assez brillant en somme.
Mme Galli-Marié, dont la voix a repris plus de timbre et de fraîcheur, semblait préoccupée au premier acte ; il n’est pas possible qu’elle ait vu Delaunay dans Fantasio : ce seul souvenir lui aurait servi à mieux entrer dans l’allure brillante et capricieuse du personnage ; à tout prendre, il n’y avait qu’elle pour jouer Fantasio du moment qu’on en faisait un rôle travesti. Mais que cette barbe est disgracieuse avec la taille et la voix d’une femme ! L’artiste n’en paraît que plus charmante lorsqu’elle rejette ce vilain postiche. Mlle Priola (la princesse) n’a pas eu tout le succès de chanteuse qu’elle mérite. Ismaël est assez comédien pour se prêter à un rôle grotesque, mais son chant reste toujours sérieux, et c’est quelquefois un contre-sens. J’ai dit chemin faisant le succès vocal de Melchissédec, qui tient le rôle de l’ami Spark, protagoniste de la bande des étudiants.
Ce qu’on vient de lire n’est pas seulement notre impression personnelle, c’est l’impression générale. Nous n’avons nul parti pris contre M. Offenbach ; nous l’avons souvent applaudi dans l’opérette. Ici même on ne peut dire que sa musique soit nulle, il trouve toujours d’ingénieux détails : ce qui lui manque, c’est de savoir développer. Dans le nombre des motifs qu’il juxtapose successivement, il passe trop vite de l’ingéniosité à la banalité. L’art de développer une idée heureuse ne peut ni se deviner ni s’improviser ; c’est le résultat des sérieuses études ; or sans cette science préalable, l’inspiration risquera toujours de manquer de profondeur et d’ampleur. L’opérette, elle, n’en a que faire et s’en moque ; mais dans le domaine de l’opéra-comique, je crains bien que la quatrième revanche de M. Offenbach ne soit pas plus heureuse que la troisième.
Après cela, daignera-t-il laisser le chemin un peu plus libre aux compositeurs qui ont la disgrâce d’être nés français ? Il a tort de fatiguer ainsi la chance, place aux autres, — et place aux nôtres !
Je sais bien que le retrait d’une partie de la subvention, — au moment même où l’Opéra-Comique pouvait, au contraire, se croire fondé à demander un supplément de subsides, — n’est pas fait pour servir les intérêts de l’art. Il s’ensuit que MM. les directeurs sont préoccupés du succès immédiat et matériel, en raison des lourdes charges qui leur incombent.
Ils font appel aux traductions en la personne de l’immortel Mozart, et, pour les ouvrages originaux, ils donnent le pas au maestrino Offenbach dont la popularité est si grande — il faut bien le reconnaître — que ses opéras-comiques même produisent recette. C’est là un fait contre lequel l’ancienne subvention, intégralement rétablie, pourrait et devrait s’inscrire avec autorité.
Les subventions théâtrales ont surtout cela de bon qu’elles créent des devoirs aux scènes subventionnées. Espérons que les anciens subsides de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique leur seront restitués dans leur intégrité dès cette année 1872, pour l’honneur de la musique française.
GUSTAVE BERTRAND.
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