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Histoire du Roi Carotte

Le Figaro – Mardi 2, mercredi 3 janvier 1872

I

Où il est raconté comment le directeur Boulet fut menacé d’un grand danger, qui, par un truc de féerie, se changea pour lui en une bonne aubaine.

C’était en 1870. La France était heureuse et la Chatte blanche faisait des recettes ébouriffantes à la Gaîté.

Par une après-midi ensoleillée, le directeur Boulet, confortablement assis dans son fauteuil directorial, semblait livré à des méditations sur l’influence des canards tyroliens, lorsqu’un coup violent retentit à la porte de son cabinet.

Presque aussitôt un homme entra. Cet homme (vous ne l’avez pas deviné), c’était Ernest Blum, l’auteur le plus sifflé de Paris.

– Je viens, lui lança alors sans préambule le vaudevilliste auquel l’avenir réservait le rôle si important dans la commission des baricades, je viens… vous proposer une féerie dont Offenbach fera la musique

– Avec Offenbach, répondit le directeur, nous pourrions donner suite à cet entretien.

Blum-Ernest, tout radieux, monta dans un fiacre qui stationnait rue Réaumur et courut chez des diplomates, auxquels il confia la mission de se rendre en députation chez le maëstro pour lui proposer la botte.

Offenbach allait sortir, une de ses nombreuses répétitions l’appelait sur les planches d’un de ses nombreux théâtres. Enveloppé dans un immense pardessus garni de fourrures d’un blond fauve dans lesquelles se confondaient ses opulents favoris, couleur cuisse de nymphe, il reçut l’ambassade et prêta une partie de son attention au projet qui lui était soumis.

Dès que les mots féerie et Blum furent prononcés, il rendit ainsi son arrêt d’une voix ferme :

– Une seule condition me déciderait : il faudrait avant tout que le poëme ne fut pas d’Ernest Blum, et ensuite qu’il fut de Victorien Sardou !…

La réponde d’Offenbach fut immédiatement rapportée au directeur Boulet, qui bondit comme un tigre à la vue d’une gazelle prise au piège et poussa un rugissement de satisfaction.

A ce moment, Blum-Ernest, dont la pâleur trahissait l’émotion, disparut dans les dessous, où le major Trichmann à la tête des principaux fours de l’auteur l’étreignit à la gorge en s’écriant :

– Commune et pétrole ! je suis vengé !…

II

Mariage de Victorien Sardou avec le maëstro Offenbach ; leur lune de miel ; naissance du roi Carotte.

Lorsque le directeur Boulet fut informé du nouveau plan tracé par Offenbach, qui lui ouvrait tout un horizon de recettes de Bengale, il comprit qu’il ne lui restait plus qu’à obtenir le consentement de Sardou.

Dans ce but, il écrivit à l’auteur de Patrie qu’un parti superbe s’offrait à lui et qu’il n’avait qu’un mot à dire pour conduire à l’autel de la féerie le musicien devant lequel tous les librettistes du monde s’inclinaient en courtisans.

– Quoi ? fit Sardou, une féerie ?… avec Offenbach ?… J’avoue qu’il fallait çà pour me décider. Avec Offenbach ?… mais je n’hésite plus !…

Il s’agissait là d’un mariage d’amour et d’argent !

Dès le premier jour, il se tutoyèrent !

– As-tu une idée de féerie ! demanda Offenbach.

– Ma foi ! fit Sardou, j’avoue que je ne m’attendais guère à aborder ce gendre dramatique et que mon esprit s’y est rarement arrêté. Cependant je me souviens qu’ayant dévoré tout ce qui a été écrit ou dessiné sur Pompeï et m’étant complu à en parcourir assez minutieusement les rues, les places et les monuments pour les connaître aussi parfaitement que les coulisses du Vaudeville, je me suis demandé ce que le voyageur qui se promène dans la ville moderne ne donnerait pas pour pouvoir, d’un coup de baguette, reconstruire l’antique cité telle que les archéologues la montrent avant son engloutissement sous les cendres du Vésuve. Et je me suis étonné que les entrepreneurs de féeries n’aient pas songé à exploiter cette mine. Qu’en penses-tu ?

Offenbach opina du bonnet et parut émerveillé des étincelles qui jaillissaient de cette première pierre posée par la truelle magique de Sardou.

Il y avait évidemment là un cadre à musique grandiose !

A une seconde entrevue, Sardou apporta un volume des Contes fantastiques d’Hoffmann, illustré par Gavarni, et y trouva dans l’histoire du célèbre ministre KleinZach, surnommé Cinabre, le germe de l’œuf dans l’incubation devait donner naissance au Roi Carotte.

Le soir même on eût pu recevoir le billet suivant :

« M. Victorien Sardou est heureusement accouché du roi Carotte. Le maëstro Jacques Offenbach a l’honneur de vous en faire part. Le poëte et le musicien se portent bien. »

III

Comment Sardou put croire un instant qu’il était prophète en son pays, et faillit abandonner l’art dramatique pour se livrer tout entier à l’art de la divination.

L’enfant avait grandi, il était devenu très fort et donnait les plus belles espérances. Il pesait plus lourd que le bébé de Cygneroi, de la Visite de noces. On lui prêtait déjà des mots de gamin terrible : Ainsi il aurait fait cet impair à son papa Jacques, en présence d’un de ses frères du côté de la musique.

– Papa Fenbach, c’est-y la vieille partition de Barfouff, que t’as dit que ça serait assez bon pour Boule de neige ?

La guerre éclata, et naturellement on renvoya le petit Carotte dans la poussière des cartons, d’où on ne l’exhuma qu’après l’armistice.

Sardou reprit son manuscrit et le relut. Au moment où tout avait besoin d’être passé à l’étamine, il eût été surprenant que le Roi Carotte pût seul rester tel qu’on l’avait mis au monde, Napoleone regnante.

Or, il y avait toute une scène imaginée ainsi :

Le roi Fridolin XXIV, sous un prétexte futile, une affaire de femmes, par exemple, sentait sa nature belliqueuse le pousser à déclarer la guerre à ses voisins.

Un de ses ministres lui disait :

– Mais, sire, vous n’êtes pas prêt…

– Quoi ? pas prêt ! avec une poignée de soldats comme les miens on est toujours prêt !

Et la guerre était déclarée. C’est alors que la parole du ministre s’accomplissait : les cadres des régiments étaient incomplets ; les armes nouvelles sur lesquelles on comptait pour décider de l’issue de la campagne n’étaient pas dans les arsenaux. Le roi, qui s’attendait à une moisson de lauriers, marchait de stupéfactions en stupéfactions et de défaites en défaites.

– Ventre-saint-gris ! s’écriait-il éperdu, où a donc passé tout l’argent de mes finances ? Quel horrible désarroi dans l’intendance !

L’écho seul lui répondait : « danse. »

Effectivement, il dansait, et l’aventure se terminait pour lui par une de ces déchéances dont le 4 Septembre peut seul donner une idée exacte.

En retrouvant cette scène, vrai miroir des événements qui ont marqué la chute de l’empire, Sardou crut qu’il avait de la magie dans son cas et songea un instant à aller consulter un sorcier de renom.

Mais il s’arrêta moins à ce projet qu’à celui de remanier dans sa pièce un passage qu’il considérait comme impossible, même en le faisait expliquer par Renard.

IV

Quelques pas en arrière ; éducation du roi Carotte ; ses prochains débuts dans le monde ; la joie des spectateurs, les tribulations des auteurs.

Ici je me vois forcé de faire quelque pas en arrière et de conduire le lecteur par la main jusqu’à Marly.

Mon intention n’est pas de lui montrer Sardou penché comme un saule sur le papier et écrivant le livret du roi Carotte, mais de l’initier à certains mystères qui lui apprendront par quelle série de tribulations un auteur doit passer avant d’amener jusqu’aux feux de la rampe une œuvre de l’importance de celle dont il est question.

Qu’il sache d’abord que, pour composer une pièce qui fût en même temps un opéra-bouffe et une féerie, les auteurs décidèrent la suppression du rideau de manœuvres, dont la chute après chaque tableau est un sujet d’agacement pour le spectateur, et qu’ils réduisirent à deux le nombre des entr’actes, tous les changements devant se faire à vue.

Je n’insiste pas sur les complications que nécessite ce genre de travail, et sur la difficulté des combinaisons auxquelles il donna lieu avec les machinistes.

Voici donc Sardou à Marly, obligé de se mettre en communication continuelle avec son collaborateur, et songeant même, pour faciliter leurs relations, à établir un télégraphe se reliant à Paris au domicile d’Offenbach.

Il s’enferma dans son cabinet et donna la consigne formelle de ne le déranger sous aucun prétexte. Mais à peine est-il installé, qu’une fenêtre s’ouvre, un homme en déboule et retombe sur le tapis en exécutant un saut périlleux ; de là, avant que l’auteur ait eu le temps de se remettre de sa surprise, il grimpe sur la pendule, où il se tient en équilibre en faisant des grimaces et en gesticulant de la façon la plus comique. Dans cette attitude, il s’excuse alors auprès de Sardou de la brusquerie de sa démarche et lui dit :

– J’aime à croire que, d’après un échantillon, monsieur n’hésitera pas à m’engager pour le tableau des singes !…

On ne s’imagine pas, me disait Sardou, ce qu’il m’est venu de charmeurs d’oiseaux, de joueurs de trombone et de jongleurs de toute espèce prétendant que leurs places étaient marquées dans le Roi Carotte.

Et les maquettes des décors, les costumes, que de soins ils ont nécessité !

M. Thomas, qui les a dessinés, a passé cinq mois à Marly pour les combiner avec Sardou. M. Thomas est un grand jeune homme pâle et mince ; la moitié de la journée, il courait les champs pour attraper des papillons et des scarabées destinés à l’inspirer pour le ballet des insectes. Son physique et ses allures furent bientôt remarqués dans le pays, où l’on finit par le prendre pour un ami de l’agriculture. Les paysans le saluaient comme tel et avaient fini par dire :

– En voilà un brave homme qui nous débarrasse de la vermine et des insectes nuisibles !

Il reçut même à ce propos un brevet de la société instituée à Vierzon pour la destruction des charençons.

Parlons maintenant de la mise en scène.

Quiconque n’a pas vu Sardou mettre en scène ne peut pas s’imaginer le diable se démenant dans un bénitier.

Aussi, Offenbach se repose-t-il absolument sur lui et lui confie-t-il au besoin la direction de sa musique.

Sardou passe cinq jours à régler une demi-scène. C’est probablement à cause de cela qu’il attrape régulièrement trois extinctions de voix, cinq rhumes de cerveau et sept migraines par semaine.

Il faut voir comme il mène les acteurs militairement ! Il voudrait que le dernier des figurants eût un effet. L’autre jour, au paroxisme [1] de l’énervement, dans le tableau des légumes, il s’adresse à un individu :

– Qu’est-ce que vous f…-là ? C’est agaçant, à la fin !… Vous êtes un navet !… Voyons ! êtes-vous oui ou non un navet ?… si vous êtes un radis, dites-le !… êtes-vous un radis ?

– Non, monsieur, dit l’individu très interloqué, je suis un des médecins de M. Boulet…

Le Roi Carotte est à la veille d’être joué. Vous voyez par quelle suite de tribulations ont dû passer les auteurs !

Ce n’est pas fini.

Un officieux vient trouver Sardou :

– Vous savez bien, mon cher, le rôle de la princesse Cocodette joué par Judic…

– Et bien ?…

– Prenez garde, on reconnaîtra l’Impératrice…

– Bah !

– Pardon ! dit un autre, au dernier acte le roi Carotte est bien fané !

– Dame ! oui, un légume qu’on n’arrose pas…

– Avouez que c’est l’empereur que…

– Moi, dit un troisième, je verrais plutôt une allusion à M. Thiers. Un gnome !… Et la couleur rouge qui symbolise ses sympathies pour le radicalisme !

Enfin, voici le bouquet ! on a parlé d’une cabale d’étudiants sous prétexte que la pièce était trop réactionnaire.

Heureusement que Sardou est bon cheval de trompette et qu’il court droit au succès, sans s’inquiéter du bruit qui se fait à ses oreilles.

A. de Saint-Albin.

[1SIC

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