THÉÂTRE DE LA GAÎTÉ. – La Haine, drame en cinq actes et huit tableaux, par M. Victorien Sardou.
Placé dans l’alternative d’ajourner à demain le compte-rendu d’une œuvre aussi considérable que La Haine, ou de ne présenter au public qu’une appréciation incomplète et hâtive, je prends le parti de couper la difficulté en deux. Aujourd’hui je vais raconter la pièce. Je la jugerai demain.
En écrivant La Haine M. Victorien Sardou tenait contre soi-même la plus redoutable gageure. Il s’agissait de traiter à nouveau le sujet de Patrie en écrivant une seconde pièce qui ne ressemblât pas du tout à la première. Ce tour de force a réussi. Les deux drames renferment la même signification patriotique ; ils enseignent l’un et l’autre l’oubli, la réconciliation, le sacrifice des injures privées en face de l’étranger. Mais ils arrivent au but commun par des moyens essentiellement différents.
L’action du drame nouveau possède une intensité dramatique supérieure à celle de son aîné, en ce qu’elle ne suffit à elle-même et qu’elle n’emprunte le secours d’aucun épisode secondaire. L’analyste le plus habile n’aurait pu expliquer le sujet de Patrie sans entrer dans quelques développements ; en effet, à partir du moment où le comte de Ryzoor pardonnait à Carloe qui l’avait trahi, une première pièce finissait, et l’on entrait dans une série d’épilogue, qui ne se commandaient pas nécessairement l’un l’autre.
Le sujet de La Haine, au contraire, tient tout entier dans cette terrible formule : une fille violée, qui, après avoir poignardé son ravisseur, le sauve par amour, et meurt ensuite, avec lui, tuée à son tour par une famille qui ne pardonne ni l’outrage, ni la mésalliance.
Traité dans les formes succinctes d’un réalisme sans horizons, comme le pratiquent M. Thouroude ou M. Zola, ce thème émouvant n’aurait conduit qu’à de plates horreurs. C’est au contraire le privilège du drame historique, qui de nos jours fait la fonction que remplissait autrefois la tragédie classique, d’ennoblir les passions, de les purger comme disait Aristote, en mêlant les intérêts privés à ceux de la place publique, en cadrant un drame intime dans la destinée générale d’un peuple ou d’un pays.
Tel est l’artifice légitime dont M. Victorien Sardou a fait usage. Le milieu qu’il a choisi se prête historiquement aux folies exubérantes de l’amour furieux et de la haine sauvage. Il nous a placés en plein quatorzième siècle au centre de ces petites républiques italiennes dont Simonde de Sismondi écrivit l’histoire il y a cinquante ans avec une sincérité si démonstrative que, s’il ne travaillait pas pour dégoûter des libertés républicaines et communales, et pour inspirer l’amour de la tyrannie monarchique et centralisatrice, c’est qu’apparemment l’illustre histoire genevois, instrument aveugle d’une impulsion mystérieuse, ne savait pas ce qu’il faisait.
En lisant avec quelque attention les pages 384 à 389 du quatrième volume de Sismondi, le lecteur le plus étranger à ces annales obscures et sanglantes en saura plus sur les mœurs étranges que le drame de M. Sardou retrace avec fidélité.
Il me suffit de rappeler qu’en 1369, la ville de Sienne, ou la République de Sienne, la Commune de Sienne, dirions-nous aujourd’hui, était divisée à peu près en autant de factions qu’elle comportait de quartiers. Guelfes contre Gibelins, démagogue contre aristocrates, impériaux contre papalistes, et surtout pauvres contre riches, les rivalités personnelles brochant le tout, tel était l’état intérieur de cette République modèle, divisée, sur toute question en deux camps, dont l’un proscrivait l’autre, jusqu’à ce que par un nouveau revirement de fortune, il en fût proscrit à son tour. Pendant ce temps, l’Empereur d’Allemagne, couronné César à Rome, rôdait comme un brigand épique autour des républiques en querelle, et leur extorquait quelque rançon pour leur laisser la seule liberté qui leur fût chère : celle de s’entr’égorger.
Cependant, un jour, illuminés par quelque retour de raison, les Siennois des deux factions principales s’entendirent pour résister à Charles de Bohème, roi des Romains, roi de Lombardie et empereur d’Allemagne, qui fut cruellement battu.
C’est à la veille de ce jour, qui coïncidait avec la Nativité de la Vierge, 8 septembre 1369, que commence le drame, dont il va nous être facile, grâce aux explications préliminaires qui précèdent, de suivre les péripéties, acte par acte, tableau par tableau.
Premier acte. – On se bat dans la campagne ; les proscrits guelfes de Sienne reviennent en force, grossis par quelques compagnies d’aventuriers allemands, sous la conduite d’Orso Savagnano, fils d’un cardeur de laine. Cet Orso, espèce de héros populaire, moitié tribun, moitié soldat, avait osé, un jour de fête dans les rues de Sienne, lancer un couronne de fleurs à Cordelia Saraceni, qui se trouvait au balcon de son palais ; l’altière patricienne, sœur des deux plus nobles gibelins de la ville, Ercole et Giugurta Saraceni, rejeta la couronne en plein visage de l’artisan guelfe, en accompagnant l’affront matériel de paroles méprisantes pour son sang plébéien. De là, LA HAINE.
Le combat se rapproche ; les Gibelins faiblissent ; bientôt les Guelfes arrivent victorieux jusqu’à une herse qui défend une poterne précisément en face du palais Saraceni. Un homme monte sur la muraille, c’est Orso ; une femme paraît au balcon, c’est Cordelia. – Femme, crie impérieusement Orso, fait ouvrir la herse par tes valets. – Ce n’est pas le moment, répond Cordelia, d’ouvrir les portes quand les voleurs sont dans la ville. – Malheur à toi ! s’écrie Orso, exaspéré.
On donne l’assaut, les murailles sont escaladées. Orso pénètre dans le palais Saraceni. Ce n’est pas assez de la mort pour l’infortunée Cordelia. Au lieu de la jeter par la fenêtre comme l’exige la foule hurlante, Orso la ramène à demi-étranglée dans l’intérieur du palais. Une infâme vengeance va s’accomplir.
Deuxième acte : premier tableau. – Malgré leur apparent triomphe, les guelfes ne sont maîtres que de la moitié de la ville ; on a perdu beaucoup de monde des deux côtés ; parmi les morts gibelins se trouce Andréino, un enfant de quinze ans, le fils d’Uberta, la vieille nourrice de Cordelia. Les guelfes demandent une très pour soigner les blessés et enterrer les morts ; ces braves gens se plaisent au carnage, mais ils craignent la peste. Le palais Saracini est en feu. Cordelia a-t-elle péri dans l’incendie ? Telle est la question que se posent ses frères. La réponse ne se fait pas attendre. Cordelia est vivante, mais si elle ne souhaite pas encore d’être morte, c’est qu’elle veut d’abord être vengée. Mais de qui ? Elle ne connaît rien du misérable que sa voix…
Deuxième tableau. – Devant le parvis du Dôme (c’est-à-dire de la cathédrale, il duomo en italien), Guelfes et Gibelins se trouvent en présence, prétendant chacun de son côté assister à la messe solennelle pour la nativité de la Vierge ; ils en vont venir au main encore une fois, lorsque la grande porte de l’église s’ouvre, et l’évêque Azzolino paraît sur les marches ; – Est-ce là, Siennois, ce que vous appelez la trêve de la Vierge ? L’église n’est à personne qu’à Dieu ; chrétiens sans vertus et sans foi, déposez vos armes, ou les portes que je vous ferme à tous vivant, je ne les ouvrirai même pas à vos cercueils.
Tous s’inclinent sous la menace du saint évêque, puis Guelfes et Gibelins entrent dans le Dôme, chacun par une porte, pendant qu’un chant religieux sponsa dei, mater christi, couvre de ses sévères accents cette scène imposante.
Orso n’a dit qu’une parole, mais Cordelia l’a entendue, et elle suit dans l’église le groupe d’hommes d’où cette voix abhorrée est sortie.
Troisième acte. – Premier tableau. – Un cloître occupé par des soldats guelfes et allemands. Pendant que Cordelia cherche le bourreau de son honneur, Uberta apprend par hasard le nom du barbare qui a tué son enfant : Orso ! C’est Orso qui a violé la vierge des Saraceni, c’est Orso qui a tué Andréino, le jeune fils d’Uberta. – Nous le tuerons ! disent les deux femmes, qui se disputent le privilège de punir leur injure. Cordelia l’emporte. – Trouvons seulement une arme ! – Je l’ai ! – O Lucrèce nourrie de mon sang, donne que je frappe. – Non, pas toi, moi ! Tu ne pleures qu’un mort, et je me pleure, moi vivante !
Restée seule derrière les soldats, Cordelia frappe avec l’énergie d’une Romaine ou d’une Charlotte Corday ; Orso roule à terre la gorge traversée d’un coup de poignard ; au milieu de la bataille qui recommence, ses hommes l’emportent, respirant encore, à l’abri du portail de l’église. Lorsque Cordelia et Uberta reviennent sur leurs pas pour s’assurer de leur vengeance, elles ne trouvent plus le corps. – Ne serait-il que blessé ! dit Uberta. – Dieu vengeur, s’écrie Cordelia, fais qu’il soit mort… Je ne recommencerais pas ce que j’ai fait…
Deuxième tableau. – La place de l’église. – Les derniers mots de Cordelia, si profondément pathétiques dans leur simplicité, ouvrent au spectateur comme une perspective sur le cœur de la Lucrèce siennoise. Elle a été outragée, elle a frappé ; mais maintenant qu’elle a vengé son honneur, elle redevient femme ; elle a horreur du sang, elle se sent émue d’une profonde angoisse en songeant à ce jeune homme qu’elle a égorgé. Elle le cherche, pour s’assurer qu’il est mort ; oui, peut-être ; mais s’il ne l’était pas ? Eh bien, il ne l’est pas ; et voilà qu’elle le retrouve, et qu’elle verse de l’eau fraîche sur les lèvres enfiévrées de l’agonisant. O miracle de l’immense pitié féminine ! Lorsqu’Uberta se rapproche, interrogeant les tas de cadavres pour y découvrir la face abhorrée d’Orso, Cordelia le couvre de son corps et le dérobe à la vue de la farouche nourrice. Situation admirable et neuve, qui place l’œuvre de M. Sardou hors de pair.
Quatrième acte. – Premier tableau. – Au palais Saracini, Cordelia a caché Orso à tous les regards, surtout à ceux d’Uberta, qui achèverait le blessé sans pitié ni remords. Giugurtha Saraceni, vaincu, doit sortir de la ville ; il veut quitter le palais par les jardins ; mais, pour suivre cette route, il faut qu’il traverse la chambre où gît Orso convalescent. Cordelia l’en dérourne avec tant d’insistance qu’Uberta conçoit des soupçons. Une explication violente entre la noble fille et sa nourrice achève de découvrir à celle-ci la vérité. Alors Cordelia lui entendre des paroles de clémence et de pardon ; c’est au nom du pauvre Andréino qu’elle adjure la mère incosolée de ne pas offrir un sanglant sacrifice au pauvre enfant devenu un ange dans le ciel, Uberta sent son cœur défaillir :
« – Tais-toi ! s’écrie-t-elle tout à coup en interrompant Cordelia, voici ton frère. »
Comme la fille noble outragée, la mère plébéienne a pardonné.
Giugurtha Saraceni s’éloigne par la route la plus dangereuse, et bientôt il est arrêté par les guelfes maîtres de la ville.
Cordelia et Orso vont se trouver face à face. Le fils du cardeur de laine reconnaît la chambre où il a commis, dans l’ivresse de la vengeance et de la victoire, le crime le plus lâche et le plus odieux. Deux images se succèdent dans sa mémoire, la femme qui l’a poignardé et la femme qui l’a sauvé en lui donnant à boire. Ces deux femmes n’en font qu’une avec sa victime. Son repentir éclate. « Cordelia, c’est à moi de te rendre l’honneur. – Moi ta femme ! Ah ! si tu n’étais pas coupable qu’envers moi ? Et ta patrie, guelfe, qu’en as-tu fait ? – Oh ! cette guerre impie, je la maudis, je la pleure, car elle est ton œuvre et la mienne. C’est à nous, toi de cette fenêtre, moi de cette place, qui en avons donné l’affreux signal. Eh bien ! ce que notre haine a fait, veux-tu que notre amour le répare ? Cette ville, comme toi conquise, outragée, avilie par moi, comme toi je l’arrache au désespoir ; et comme toi je la relève. – Tu l’oseras ? – Sauver tout un peuple en ton honneur, j’y cours ! – Ah ! si fais cela… – Ne me promets rien et laisse-moi gagner mon pardon… – Eh bien ! va donc… Je rougis de toi, fais que je m’en glorifie. Tu n’es qu’un bandit, sois un héros, et reviens après, si tu veux, me parler de ton amour. »
Deuxième tableau. – Les ruines de la vieille seigneurie. Les prisonniers gibelins arrêtés, parmi lesquels Giurgurtha Saraceni, vont être mis à mort. Orso reparaît au milieu des acclamations populaires qui saluent sa résurrection. Il prend la parole. – Siénnois, l’empereur Charles IV nous assiége ; il vous demande cinquante mille florins d’or pour se retirer ; je propose, moi, de lui en demander soixante mille pour le laisser partir en paix. – Tu es fou, nous ne sommes pas en force. – Vous vous trompez ; je vais, si vous le voulez, vous donner une nouvelle armée. – Comment cela ? – Délivrez les prisonniers, puis tous ensemble, guelfes et gibelins, marchons contre le tyran étranger.
Cette proposition inattendue soulève un indicible orage ; on insulte Orso, on l’appelle traître ; mais il tient bon ; et, dans un discours entraînant, il enlève les suffrages de la multitude ; on détache les liens des gibelins ; et les frères ennemis, désormais réconciliés, vont culbuter les hordes allemandes. – Est-ce là ce que tu voulais, Cordelia ?
– Oui, répond Cordelia subjuguée, et je t’aime.
Giugurtha surprend le regard et le mot de sa sœur, et ne lui dit que ce peu de paroles : « Nous causerons tous deux après la bataille. »
Cinquième acte. – L’intérieur de la cathédrale. – Charles de Bohème est vaincu ; l’armée siennoise rentre dans la ville. Cordelia, terrifiée par la menace de son frère, s’est réfugiée dans la cathédrale comme en un lieu d’asile. Giugurtha l’y rejoint ; l’orgueil du patricien s’est révolté ; il s’exalte jusqu’au délire lorsque l’aîné des Saraceni apprend de la bouche de sa sœur toute la vérité. – Ainsi, moi, ton frère, tu m’as barré le chemin du salut, tu m’as livré pour sauver ton amant ; et quel amant ! un artisan ! un fils de la rue !
Il va la tuer, comme il a tué Uberta, sa complice. Mais, en véritable Italien du quatorzième siècle, il répugne à l’idée de verser le sang dans une église. Cordelia s’est épanouie sur les marches de l’autel ; il profite de cette prostration pour lui faire avaler quelques gouttes d’une liqueur empoisonnée.
Le peuple survient, en armes ; les vainqueurs, Orso à leur tête, viennent chanter un Te Deum. Cordelia se tord en d’affreuses convulsions. – C’est la peste ! s’écrie un jeune moine. La foule s’enfuit épouvantée, Orso saisit Cordelia dans ses bras. C’en est fait, il partagera son sort. Par la loi de la république, les pestiférés sont séparés du monde ; les portes de l’église souillée se referment sur eux, et ne se rouvriront qu’après leur mort.
Cependant, avant d’abandonner ces infortunés, l’évêque Azzelino étend sur eux ses mains pontificales ; ils seront unis devant Dieu.
Restés seuls, les amants échangent des adieux pleins d’espérance ; la blessure d’Orso s’est rouverte, et les deux amants meurent à côté l’un de l’autre en échangeant leur âme dans un dernier baiser.
Auguste Vitu.
(La fin à demain)
P. S. En me réservant de juger demain cette vaste composition, je veux cependant constater, avant le lever du jour, l’immense succès de l’œuvre et de ses interprètes. Un mot aussi pour la magnificence d’une mise en scène incomparable, qui, a elle seule, ferait courir tout Paris.
Lafontaine, Lia-Félix et Marie Laurent ont été acclamés.
La musique a eu sa part dans cette belle soirée ; elle comprend un chœur de soldats gibelins, les versets Sponsa dei, un chœur de femmes, l’entracte funèbre du champ de bataille et la grande marche de la procession, cinq morceaux de [1], qui valent une partition.
A.V.