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La Soirée Théâtrale – La Haine

Le Figaro – Samedi 5 décembre 1874

Enfin !
Le Message est à Versailles, La Haine à la Gaîté, c’est trop d’émotions pour une seule journée.
Est-ce le gouvernement qui a attendu M. Sardou ou M. Sardou qui a attendu le gouvernement ? Je n’essayerai pas d’approfondir une si grave question. Ce qu’on m’affirme d’une façon certaine, c’est que désormais, lorsqu’un directeur proposera une affaire à Victorien Sardou, il y mettra une condition et une seule, mais essentielle : Quand la pièce sera assez mûre pour pouvoir être répétée généralement, M. Sardou se fâchera avec la direction ; du papier timbré sera échangé afin de maintenir auteur et directeur dans leurs dispositions hostiles.
De cette façon, M. Sardou ne mettant plus les pieds aux répétitions générales, on sera sûr de ne faire que deux ou trois relâches au plus, ainsi que cela s’est pratiqué, de tout temps, pour les pièces les plus compliquées des auteurs les plus difficiles.
M. Bertrand a déjà essayé de ce système pour les Prés-Saint-Gervais, et il s’en est bien trouvé. Si M. Offenbach n’a pas suivi l’exemple du directeur des Variétés, c’est qu’il s’est armé – pour la circonstance – d’une patience évangélique et qu’il n’a pas été fâché, en outre, de prouver que tout le monde ne peut pas se payer du Sardou.
Il est vrai qu’au dernier moment de graves indispositions ont contribué à tous ces retards, mais l’auteur n’est-il pas un peu cause de ces indispositions-là ?

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On commence, assez exactement, à 8 heures moins dix. Dès les premières mesures de l’ouverture, on sent qu’on est loin des quadrilles d’Orphée aux Enfers. La Gaîté est le seul théâtre de drame où l’on puisse encore écouter une ouverture. J’ai cru, un instant, qu’on allait nous jouer un opéra.
La toile se lève. Premier décor.
Auteurs : MM. Rubé et Chapron.
Un carrefour de la rue Camollia à Sienne. Les figurants disent irrespectueusement : La rue Camollia-Félix !
Le soleil couchant éclaire le carrefour de ses dernières lueurs, rouges comme du sang. A droite, le palais des Saracini, sous lequel passe une voûte fermée par une herse. Au fond de la scène, une autre voûte donne accès dans la rue Camollia. L’aspect général est sinistre. On sent que ce carrefour est propice aux embuscades. C’est là évidemment que nous devons faire la connaissance du premier cadavre. Car – s’il faut s’en rapporter aux indiscrets – on n’aura jamais vu, dans aucune pièce du monde, autant de cadavres que dans la pièce de la Gaîté.
On ajoute même que M. Offenbach, qui comme chacun sait, ne regarde pas à la dépense, aurait voulu faire un coup d’éclat et engager Mlle Croizette pour jouer le cadavre du premier plan.
Malheureusement, M. Perrin a refusé.

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Lorgnons la salle. Elle est extrêmement brillante.
J’y remarque la princesse Mathilde, le chevalier Nigra, ambassadeur d’Italie, l’ambassadeur d’Espagne, le prince de Saxe-Combourg-Gotha, le marquis de Chennevières, le comte et la comtesse Welles de la Valette, M. et Mme Léon Chevreau, le prince et la princesse Troubetzkoï, toute la famille Offenbach, M. et Mme Halévy, M et Mme Bizet, Mme de Belleyme, Reyer, M. et Mme Roger, le docteur Tardieu, Carvalno, Bamberger, Charles Haas, Antonio de Ezpelela, Alphand, le baron Taylor, Grévy, Legouvé, Michel Lévy, M. et Mme Garnier, Berne Bellecour, de Neuville, Detaille, Vibert, Uchard et Achard, Hector Crémieux, Giraud, Nuitter, de Courcelles, Arsène et Henry Boussaye, Pertuiset, Bisschofsheim, tous les directeur des grands théâtres de Paris et la plupart des rédacteurs en chef des grands journaux. Peu d’actrices, presque pas de cocottes.
Par exemple, si la grippe a été vaincue sur la scène, elle est restée victorieuse dans la salle. Ah ! je vous assure qu’on a beaucoup toussé. Aux galeries supérieures, il a fallu expulser un enfant pris d’un véritable accès de coqueluche. J’ai cru un instant que cette toux fatale allait allumer, parmi les spectateurs, une guerre incivile comme celle de la pièce.

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Une innovation. Toutes les ouvreuses portent un numéro d’ordre, brodé en or sur un ruban vert. Les ouvreuses surnuméraires ont une lettre de l’alphabet brodée en argent sur un ruban groseille. De cette façon, le public saura toujours à quelle ouvreuse il a affaire. Il prendra son numéro comme il prend celui d’un cocher ou d’un commissionnaire, et non-seulement toutes les erreurs deviennent impossibles, mais ces dames observeront davantage les règles de la politesse dont il leur arrive parfois de s’écarter.

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Les deux tableaux du second acte sont de Cambon.
Le premier représente l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville avec vue à vol d’oiseau de la ville de Sienne.
Le second nous montre le portail de la cathédrale de Sienne, scrupuleusement historique, aux couleurs blanches et noires, celles des Guelfes et des Gibelins.
C’est la première fois qu’on représente, au théâtre, un monument de face. Généralement, la perspective veut que les monuments soient représentés de profil. Sardou en a décidé autrement et n’a pas eu tort, car lorsque les trois portes de la cathédrale s’ouvrent toutes grandes et qu’on voit l’intérieur de l’édifice avec ses cierges allumés et son clergé étincelant d’or et de pierreries, l’effet est immense.
Comme la cathédrale de Sienne n’était pas terminée à l’époque où se passe le drame, des échafaudages sont peints sur la toile, et cela avec tant de vérité, que les machinistes s’y sont trompés quand ils ont vu le décor pour la première fois et ont cru que ces échafaudages avaient été oubliés là par mégarde.
Une scène de la répétition qui se rapport à ce tableau.
Les veuves sont rangés d’un côté de la scène, les orphelins de l’autre.
Quand il s’agit d’entrer dans l’église, la manœuvre s’exécute mal et Sardou interrompt la répétition.
– Recommençons ! s’écrie-t-il, que tout le monde rentre en coulisses.
On obéit rapidement, mais deux petites filles de quatre ans au plus restent au beau milieu de la scène.
– Qu’est-ce que vous faites-là ? leur crie Sardou.
Les petites sont un peu interdites, cependant l’une d’elles répond :
– Môssieu… nous font les orphelins et nous cherchons nos mères !

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Autre détail gai au milieu de toutes ces noirceurs.
Au premier tableau, Marie Laurent s’écrie :
– Dieu clément, Dieu juste !
Et à qui s’adresse-t-elle ?
À Clément Just.

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Troisième acte. Deux tableaux de Chéret.
Le premier ; un camp dans un cloître près de l’église Saint-Christophe.
Le second – l’un des tableaux à sensation de la pièce – représente la place Saint-Christophe – fontaine au milieu – et la façade de l’église. La bataille est finie. Il fait nuit. Le ciel est splendidement étoilé et la lune éclaire de ses douces lueurs d’épouvantables entassements de cadavres. Il y a des cadavres partout, sur les marches de l’église, autour de la fontaine, le long des maisons. Chaque pavé sert d’oreiller à un mort ! On ne peut rien imaginer de plus saisissant. Tous ceux qui, pendant les lugubres jours du sièges, ont traversés un champ de bataille, affirmeront qu’ils ont retrouvés ce soir quelque chose du frisson terrifiant d’alors.

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Ce sont, en grande partie, des mannequins qui représentent les cadavres.
À l’une des dernières répétitions, quelle ne fut pas la frayeur de Lia Félix, quand elle vit l’un des mannequins lever les jambes et les bras.
C’était un machiniste, qui, des dessous de la scène, faisait, à l’aide d’une canne, mouvoir les membres en carton de la poupée.

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– Votre ambassadeur est-il ici ce soir ? demande-t-on à Miranda.
– Certainement.
– Tant mieux. Il y a tant de cadavres sur la scène que je ne suis pas fâché de voir représenté, dans la salle, la morgue espagnole.

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Quatrième acte de MM. Lavastre jeune et Despléchin.
La chambre et Cordelia, ruinée par l’incendie. Vitres brisées, tapisseries en lambeaux, corniches en miettes.
Second tableau. Les ruines du Campo. Un ciel bleu, rayonnant, au-dessus de murs écroulés, de moitiés d’arcades, de squelettes d’escaliers.
Pour conjurer la peste menaçante, le clergé de Sienne promène les saintes reliques à travers la ville.
La procession s’avance : vainqueurs et vaincus s’agenouillent sur son passage.
On ne peut rien rêver de plus magnifique que cette procession.
Les arbalétriers blancs et noirs, coiffés de capuchons roses, précèdent les gonfalonniers en drap d’or, les pages rouges et or, les trompettes jaunes et mauves, bleus et noirs, et les pénitents porteurs de lanternes, sinistres sous leur cagoule noire. Puis, viennent les moins, les diacres, les enfants de chœur, les pénitents rouges, les pénitents bleus, les porte-fannions, les chevaliers couverts d’armures, les demoiselles violettes portant les instruments de Sainte-Cécile, les enfants porteurs de croix, les archidiacres portant la châsse, les porteurs de dais, les chanoines, les évêques. C’est un ruissellement d’or, de pierreries, un éblouissement de mîtres, de chasubles et de croix. L’orgue tonne et la procession passe. C’est à la fois imposant et magnifique.

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Lafontaine a fait preuve d’un courage immense en jouant ce soir, encore tout souffrant, le rôle écrasant d’Orso. Le public, d’ailleurs, lui en a tenu compte.
Pendant qu’il était malade, ces jours derniers, Sardou a reçu la visite d’un acteur de province dont Paris ignore jusqu’au nom, un grand et beau garçon, doué d’une voix magnifique.
Il offrait de remplacer Lafontaine. Sardou, un peu surpris de tant d’aplomb, l’a écouté, lui a fait réciter une tirade de sa pièce et, très satisfait de cet essai, lui a recommandé de se tenir prêt à tout événement.
Mais espérons que d’ici longtemps Lafontaine n’aura pas besoin d’être doublé.

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Le rideau s’est baissé pour l’avant-dernière fois.
L’émotion causée par la procession s’est un peu calmée, et nous revenons aux anecdotes terrestres.
Celle qu’on me donne trouve tout naturellement sa place ici : elle concerne Sardou et est racontée par Déjazet.
Sardou faisait un court voyage en mer. La mer était mauvaise et le mal au cœur le prit.
« Il était si indisposé, disait Lisette, qu’il perdait à profusion le boire et le manger. »
Debout sur le pont, pâle, inerte, presque inanimé, il ne pensait à rien – une fois n’est pas coutume – et comme le poète des voix intérieures il entendait la mer sans la voir. Encore, l’entendait-il ?
Tout à coup, un haut-le-corps trop brusque lui fit casser un bocal contenant des poissons rouges.
– Mon Dieu ! suis-je assez malade, murmura-t-il en voyant frétiller les dorades à ses pieds, suis-je assez malade ! Je n’ai pas mangé de poisson et j’en rends. Et ils sont vivants ! Et rouges ! Ce que c’est que le mal de mer !

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Pan, pan ! Le dernier acte. Décor de Cambon. L’intérieur de la cathédrale. Un merveille ajoutée à tant de merveilles. À gauche, le chemin qui mène au chœur. Les vitraux du milieu tamisent la lumière de la lune et des ombres coloriées dansent le long des colonnes. Les spectateurs fatigués, me paraissent tous livides. À côté de moi, une dame emprunte un mouchoir à son voisin. Elle a tant pleuré, que le sien ne peut plus lui servir.
Enfin, c’est fini. On rappelle Lafontaine, Lia-Félix, Marie Laurent, Clément Just ; on acclame Sardou ; les premiers rangs de l’orchestre applaudissent Offenbach qui est dans l’avant-scène ; un étranger venu à Paris tout exprès pour voir Orphée aux Enfers et qui a payé son fauteuil cinq louis, ne comprenant pas un mot de français, déclare qu’on a eu tort de couper les ballets, la pièce étant beaucoup moins gaie maintenant et, devant le square des Arts-et-Métiers, un voyou, bousculé par un autre, l’interpelle ainsi :
– Eh ! va donc, espèce de Guelfe !
Direz-vous encore que le peuple ne profite pas des leçons qu’on lui donne ?
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE

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