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Premières représentations

Le Figaro – Dimanche 6 décembre 1874

GAÎTÉ. – La Haine, drame en cinq actes et huit tableaux, par M. Victorien Sardou, musique de M. Jacques Offenbach.
(Suite et fin.)
On racontait, ici même, ce matin, la plaisante histoire de cet étranger, qui venu à la Gaîté pour y voir Orphée aux Enfers, se plaignait qu’on eût coupé les ballets, ce qui rendait la pièce moins amusante.
Il y a là-dedans, comme au fond de tous les bons contes, une observation d’une certaine finesse.
On ne saurait, en effet, imaginer un contraste plus complet, plus violent que celui des calembredaines excessives du feu roi de l’Olympe avec l’action sanglante et noire qui se déroulait hier soir devant nous. Remarquez que M. Sardou n’a pas introduit dans La Haine un seul personnage qui eût la prétention d’en atténuer la sombre horreur par quelque trait comique ou burlesque. On a cependant ri, lorsqu’en présence d’Orso assassiné, un des soldats, impatienté des lamentations du lieutenant Ugone, lui répond brusquement : « – Eh bien, il est mort, voilà tout, bonsoir, et en avant. » C’était après tout la nature qui parlait par la bouche de ce soudard, et je serais bien fâché qu’on lui coupât sa réplique pour prévenir un éclat de rire qui prouvait seulement que le trait avait porté.
À part cette légitime distraction, La Haine se déroule toute entière dans les données sinistres que présageait un pareil titre.
L’analyse que j’ai publiée hier fait connaître les péripéties essentielles de l’action ; elle ne donne pas la physionomie de la pièce.
Chose étrange ! cette action, meurtrière et féroce, qui débute par le sac et le viol pour arriver à l’empoisonnement en passant par le massacre, semblait hier presque vide dans le cadre immense et magnifique que le théâtre lui a construit. Dans la vaste étendue de la place publique et du champ de carnage, sous les voûtes immenses des cathédrales, les personnages colossaux rêvés par l’auteur semblaient diminués et perdus au milieu des masses populaires qui s’entrechoquaient avec un effroyable cliquetis d’armes. Les cohortes des hommes d’armes, les processions, les chants liturgiques, et par-dessus les colères furieuses des peuples, l’évêque jetant la parole de Jésus Christ qui arrache les armes des mains des insensés ; cet ensemble de choses grandioses et imposantes cachent à ce point la charpente du drame qu’elles le réduisent parfois aux proportions d’un opéra, j’allais dire d’un oratorio dramatique.
Cette remarque est absolument vraie pour la scène du porche, où les deux partis, guelfes et gibelins, pénètrent dans le Dôme de Sienne, pendant que les enfants de chœur entonnent le Sponsa Dei, mélodie sévère qui nous jette en plein quatorzième siècle, à cinq cents ans en arrière de nous, à cinq mille lieues de nos horizons présents. La procession, elle aussi, accompagnée par une marche instrumentale d’une grande richesse, coupée par la rentrée des cloches et des voix, est une scène d’opéra et d’opéra sacré.
La forme sous laquelle M. Victorien Sardou a exécuté son œuvre, achève de dérouter la foule ; par l’extrême sobriété de sa facture, qui tranche avec les brutalités du sujet. C’est encore à la musique que je dois emprunter ici une comparaison pour rendre ma pensée : la Haine est écrite « en grosses notes », expression technique qui implique l’absence de détails secondaires et de développements curieusement caressés. Les phrases sont fortes et massives commes les béliers avec lesquels les soldats d’Orso enfoncent la herse du palais Saracini.
J’applaudis, quant à moi, à cette sévérité hautaine, qui marque un progrès inattendu dans la manière de l’écrivain.
Mon opinion sur la pièce, au point de vue littéraire, on a pu, d’ailleurs, la pressentir dans mon premier article ; j’estime que la situation capitale du troisième acte, je veux dire Cordelia sauvant Orso après l’avoir poignardé, est une des plus belles et des plus neuves qu’on puisse créer au théâtre. Ici l’effet dramatique est égal à la justesse de l’observation humaine. La contradiction éternelle qui gouverne le cœur de la femme, la sensibilité native reparaissant pour transformer le cœur de l’héroïne, l’amour chassant la haine, tels sont les éléments de cette situation concentrée, qui continue d’agir sur l’imagination du spectateur après qu’elle a cessé d’apparaître à ses yeux.
J’aime moins le cinquième acte, sans que je lui conteste le mérite de dénouer logiquement le drame : cette affreuse haine, qui a jonché les rues de cadavres, c’est Cordelia et Orso qui en ont provoqué les éclats : Cordelia, par son insolence patricienne ; Orso, par sa brutalité démagogique. La paix rétablie et Sienne délivrée, les deux amants tombent en holocauste, et subissent l’expiation de leurs fautes. Mais c’est là une conception plus intellectuelle que dramatique dans le sens usuel de ce dernier mot ; elle élève l’œuvre, mais elle la refroidit ; et pour la foule qui ne comprend que les réalités objectives, il n’y a sur le théâtre que deux créatures agissantes, dont l’une, Cordelia, est presque absolument muette. Quelles paroles proférerait-elle sinon des paroles d’amour ? Mais comment Cordelia, même purifiée par la bénédiction du prêtre, parlerait-elle d’amour à celui qui l’a violée, sans perdre à nos yeux le prestige et l’auréole de ses dernières pudeurs ?
Du reste, je n’ai jamais mieux compris qu’hier au soir, en écoutant La Haine, combien il est difficile de calculer avec précision le rapport exact de mérite littéraire d’une œuvre avec l’impression que le public en ressentira.
J’écoutais certaines conversations chuchotées autour de moi dans la salle ou continuées tout haut dans les couloirs pendant les entr’actes.
– Moi, disait l’un, je n’aime pas le drame à grand spectacle.
– Hé bien, lui répondait-on, allez donc au théâtre de ***, il n’y a là ni drame, ni spectacle, c’est votre affaire.
– Moi, disait l’autre, je me moque bien des Guelfes et des Gibelins ; le diable emporte ces gens-là avec leurs noms que je ne saurais répéter sans ouvrir démesurément la bouche !
La vérité, voulez-vous que je vous la dise ? On sentait bien, malgré les plaisanteries faciles, que Guelfes et Gibelins étaient des masques qui cachaient à peine une réalité contemporaine et terrible. Mutato nomine de te fabula narratur, et voilà précisément ce qui déplaisait aux uns et de qui attristait les autres. Les rues pleines de morts, les palais pleins de flammes, la patrie oubliée en présence de l’étranger stupéfait, et comme scandalisé par de si nombreux égarements, voilà des spectacles inoubliables dont nos esprits sont encore aigris, et dont nos cœurs saignent encore. Les veuves et les orphelins en noir, je les ai vus prosternés dans nos églises qu’ils emplissaient de sanglots déchirants. La porte des souvenirs funèbres se rouvrait toute grande en nous-mêmes ; et la tristesse nous couvrait de ses grandes ailes noires. Je parle de ceux qui pensent et qui sentent ; les autres s’ennuyaient.
Après tout, c’est le droit du poète dramatique d’user de la liberté qu’on lui laisse et ne pas se lier lui-même à ne jamais traiter que des sujets subalternes et vulgaires. Il est possible aussi que mon imagination, remuée par quelque circonstance particulière, ait rêvé ce que je viens de décrire.
Il reste alors un drame serré, vigoureux, pathétique, mis en scène avec un éclat et une magnificence artistiques que nul théâtre au monde n’a jamais surpassé ni peut-être atteints. Les connaisseurs admireront particulièrement la voûte de briques noires du premier acte, reliant aux remparts le palais Saraceni, défendu par des broussailles de fer ; le carrefour de Saint-Christophe, avec son église couverte de tuiles, est d’une ressemblance à faire crier ceux qui ont vu l’Italie ; enfin, les ruines du palais de la Seigneurie, couvertes d’hommes armés qui s’échelonnent en grappes jusque sur les architraves en ruine et sur le faîte des colonnes démantelées ; mais surtout la vue intérieure de la cathédrale de Sienne, son jubé de marbre blanc, ses vitraux tamisant une lumière multicolore et changeante, sont des tableaux achevés qu’on ne se lasse pas de contempler.
Ces cinq actes roulent sur quatre rôles : Cordelia Saraceni et son frère le noble Guadagnano, le capitaine du peuple ; un quatuor de premiers sujets, tenu par Mlle Lia-Félix, Clément Juste, Mme Marie Laurent et Lafontaine. La grippe avait fait de cruels ravages parmi eux ; Lafontaine, malgré son courage, portait sur ses traits l’empreinte de la souffrance, et faisait de visibles efforts pour surmonter l’oppression qui lui serrait la poitrine ; Clément Just, plus complètement vaincu, ne faisait pas d’efforts ; il parlait à demi-voix et comme derrière une toile.
Cependant Lafontaine a largement dessiné l’énergique figure du cardeur de laine ; il possède l’ampleur physique qui convient à des personnages de cette envergure ; dans quelques jours, lorsqu’il pourra nuancer de force et de grâce les parties contrastées de ce rôle écrasant, il réalisera complètement la pensée de l’auteur, qui, avec son tact si sûr, n’a pas voulu ni admis un instant qu’il fût possible de représenter La Haine avec un autre interprète. Cette confiance absolue, Lafontaine l’a justifiée par son éclatante création.
Madame Marie Laurent joue avec toute son énergie et avec toute son autorité le rôle de la nourrice Uberta, qui tourne court et disparaît dans la dernière partie du drame.
Dans deux ou trois scènes de La Haine, mademoiselle Lia Félix a déployé une énergie de diction, une sincérité de passion, une vérité de geste et d’attitudes qui n’appartiennent qu’aux artistes de premier ordre ; dans le récit, admirable d’ailleurs, qu’elle fait à son frère pour lui demander vengeance de l’attentat, elle a eu des frémissements, des prostrations, des cris qui arrachaient des larmes aux plus insensibles. C’est pour elle un signe pendant de son succès dans Jeanne d’Arc.
M. Dugaril, chargé du rôle de l’évêque Azzolino, y est fort convenable. Je ne sais si l’évêque Azzolino est un personnage historique et je doute un peu qu’un prélat siennois ne se mêlât pas activement aux luttes des partis ; mais M. Dugaril avait bien une autre besogne que de réconcilier les Guelfes et les Gibelins ; c’était de ne pas prêter à rire aux bons rouges qui épluchaient des oranges sous le cintre de la Gaîté, et qui n’auraient pas été fâchés de s’égayer un peu aux dépens de cette noble tête d’otage. Mes compliments à M. Dugaril.
Auguste Vitu.

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