Gaité : la Haine, drame en cinq actes et huit tableaux, de M. Victorien Sardou. (...)
C’est un beau drame que la Haine, drame sombre, mais pathétique. Comme Patrie, dont il diffère pourtant par les procédés, il traite encore un sujet patriotique ; il tend à l’amour du pays, à l’oubli des haines, à l’extinction de la guerre civile. Il émeut, non-seulement grâce au talent avec lequel il est traité, à des scènes d’un ordre élevé, mais encore à la magnificence artistique qui l’entoure. Jamais l’art de la décoration n’avait atteint une telle perfection, jamais mise en scène n’avait été plus vraie, plus soignée dans tous ses détails et surtout plus grandiose. Le sujet, on le sait, c’est la haine des Guelfes et des Gibelins. On se bat sur les remparts de Sienne. Le fils de la Gibeline Urbetta, un garçon de quatorze ans, vient de recevoir un coup mortel d’Orso, le chef des Guelfes. Le même Orso, sur le refus de la Gibeline Cordelia de le faire pénétrer dans la ville par le palais qu’elle habite, s’introduit de force chez elle et l’outrage.
Ces deux Gibelines s’unissent pour venger, l’une son fils, l’autre son honneur.
Cordelia se venge la première ; elle poignarde Orso. Urbetta voudrait savourer aussi cette joie farouche de frapper le meurtrier de son fils ; elle frapperait même son cadavre ; il faut quelle frappe !
Cordelia trouve Orso étendu et sans mouvement... Il respire encore... Mais, prise de pitié, elle le soustrait à l’implacable Urbetta, qui le cherche toujours. Bientôt la haine se change en amour. La passion envahit aussi le cœur d’Orso, et, oubliant la haine invétérée de leurs partis, le Guelfe et la Gibeline s’unissent devant Dieu.
Cordelia éprouve de terribles souffrances et le peuple la fuit, car il la croit atteinte de la peste, qui commence à sévir dans la contrée. Mais Cordelia est empoisonnée par son frère, le chef des Gibelins, qui ne peut lui pardonner d’aimer un Guelfe. Orso désespéré cherche à forcer les grilles de la cathédrale, où il est enfermé avec son amante, mais ses blessures se rouvrent et il meurt aussi.
Lia Félix est admirable dans son rôle de Cordelia ; Mme Marie Laurent, très-pathétique dans celui d’Urbetta.
Montée par les soins de M. Offenbach, la Haine ne pouvait manquer d’avoir une partie musicale intéressante. Une ouverture, un chœur de soldats, une grande scène avec chœur et orchestre au troisième tableau, une marche religieuse au septième et des entr’actes, composent une véritable partition dont l’auteur veut garder l’anonyme sur l’affiche : partout ailleurs, le nom du compositeur de la Haine n’est plus un secret.
Toute cette musique a un caractère sombre et guerrier qui convient parfaitement au drame dont elle annonce les différentes situations. Le cri de guerre des Gibelins est franc et vigoureusement rhythmé. Pour les grands ensembles, qui, du reste, rappellent au point de vue musical quelques-unes des situations du Prophète, le musicien s’est inspiré de Meyerbeer dans plusieurs de ses formules, sans cependant les copier servilement. Le chœur de l’église est une prière dont les enfants exposent le chant et que les masses répètent après eux ; il a de la pompe et de l’élévation, et n’a pas été sans ajouter au succès de ce magnifique tableau, que le public a voulu revoir après la chute de la toile. La longue marche religieuse qui accompagne la procession est composée sur un chant large et d’un beau dessin qui se prête à merveille au développement de ce grand morceau symphonique. Enfin, l’introduction du dernier tableau est destinée à peindre le combat des Siennois contre le roi de Bohême ; c’est une page pittoresque et des mieux trouvées. L’ardeur du combat, les incidents de la bataille, sont fort heureusement traduits, et les sauvages appels des trompettes font penser au formidable allegro de la Bénédiction des poignards.
Outre ces passages importants, on peut encore relever nombre de mélodrames écrits avec soin, dans lesquels il faut remarquer particulièrement, au cinquième tableau, si nous ne nous trompons, un solo de violoncelle d’un beau caractère.
Au résumé, la musique tient sa place dans le drame sans en entraver la marche ; elle en suit les péripéties ; mais, bien que réduite au rôle d’accessoire, elle est trop importante dans la nouvelle pièce de M. Sardou pour que nous ne lui consacrions pas une appréciation sommaire.
Conduit par son habile chef, M. Vizentini, l’orchestre marche avec ensemble et entrain, et a mérité plusieurs fois des applaudissements.
Adrien Laroque.