À Monsieur Francisque Sarcey, critique dramatique, cette Soirée est dédiée.
Pends-toi, Sarcey ! On a repris Orphée et tu n’étais pas là !
La salle était brillante et animée ; jeunes élégants, représentants des grands clubs et représentantes du grand seize, amoureux de Théo et admirateurs de Peschard, ils étaient tous là, au complet, enchantés, ma foi, de voir si tôt Angèle succéder à Lia Félix et Jean Paul à Lafontaine : vous seul, mon cher Sarcey, vous manquiez à la fête.
Et pourtant c’est bien un peu à votre intention qu’on a repris Orphée aux Enfers.
Songez-y donc, le directeur de la Gaîté, malgré le succès de sa musique, veut bien, une fois par an, monter une œuvre littéraire, faite avec soin, avec amour. Il ne marchande, pour une si lourde entreprise, ni son temps, ni son argent. Il met à la disposition de ce drame les meilleurs artistes qu’il lui soit possible d’engager, toutes les ressources de son théâtre, une mise en scène superbe, et il attend, avec confiance, le jugement des hommes de goût.
Hélas, mon cher Sarcey, vous arrivez et vous résumez vos impressions par cette phrase :
« Je me suis ennuyé ferme ! »
Aussitôt ce bruit sinistre se répand dans Paris :
– Sarcey s’est ennuyé à la Haine ! Et il ne s’est pas ennuyé comme on s’ennuie quelquefois au théâtre, d’une façon tempérée, sans s’ennuyer complètement, non pas, il s’est ennuyé ferme !
Et la Haine ne fait pas d’argent, et Offenbach revient à l’opérette avec plus d’ardeur que jamais, et on reprend Orphée aux Enfers, et voilà un grand théâtre de plus perdu pour le drame, et c’est à ceux qui, comme vous, mon cher critique, se sont ennuyés ferme qu’on doit cela !
Mais alors pourquoi n’étiez-vous pas là ce soir ?
Vous eussiez vu un charmant spectacle, je vous le garantis.
Non qu’on ait ajouté quoi que ce soit aux défilé ni aux ballets, ni aux décors, ni aux trucs. Non – pour attirer un public de choix – à cette reprise, il a suffit à Offenbach de prendre dans sa troupe deux artistes d’élite, deux étoiles, Théo et Peschard, Peschard et Théo.
On eût pu – je le sais bien – faire la même expérience pour la Haine, faire jouer Cordélia par Judic et Orso par Daubray, on aurait dû faire cela pour vous – vous vous seriez ennuyé moins fermement, je suis sûr – mais Sardou n’a pas voulu.
Aussi s’est-on borné à emprunter au malheureux drame qui vous a tant déplu… quoi ? Je vous le donne en mille :
Les Cadavres !
Oui, ce sont les mannequins qui représentent les cadavres dans la Haine, qui figurent dans le fameux omnibus des dieux d’Orphée. Ils sont souriants maintenant, drôlement costumés et non plus lugubres et livides. Venez les voir, Sarcey, ils ne vous ennuieront plus.
Quant aux calembourgs [1], ils ne pourront manquer de vous ravir. On en invente de nouveaux tous les soirs. J’en ai noté pour vous faire plaisir.
Jupiter dit au dieu de la guerre :
– Chante-lui donc quelque chose, elle soit aimer le chant de Mars !
Et à Mercure :
– Quand vous parlerez du frotteur, appelez-moi Sire !
Cela vaut mieux que l’appel aux armes des Guelfes et des Gibelins, que diantre ; c’est moins ennuyeux, en tout cas.
Allez donc à Orphée, mon cher Sarcey. Théo, en Cupidon, y est jolie à croquer. Ses yeux provocants, sa bouche espiègle, ses petits gestes si gracieusement comiques ont que les hommes en raffolent et que les femmes en sont jalouses. L’Amour n’a plus besoin de flèches pour nous blesser au cœur.
Peschard, en Eurydice, est autrement charmante, mais charmante aussi. Et qu’elle chante d’une façon exquise l’Évohé de la fin : c’est le savoir de Mme Ugalde, la verve de Tautin et la voix de Peschard ! Vous voyez que les plus difficiles n’en pourraient désirer d’avantage.
Puis, pour les raffinés, il y a autre chose que les artistes.
Figurez-vous que Théo et Peschard, avant la représentation de ce soir, n’avaient qu’une seule préoccupation :
Théo se disait qu’elle n’oserait jamais, mais là au grand jamais, paraître en public dans le costume mythologique, mais court de Cupidon. Or, si Théo n’est pas habituée à montrer ses jambes sur la scène, Peschard, elle, n’est pas habituée à montrer ses épaules et ses bras. Toujours en homme, elle se figurait que de se voir les bras nus et les épaules nues, cela lui ôterait tous ses moyens. Peschard gémissait en songeant qu’elle serait décolletée d’en haut, Théo pleurait en se disant qu’elle serait « décolletée » d’en bas. L’expérience a été favorable à l’une comme à l’autre.
Ah ! si vous aviez été là, Monsieur !
Je passe sous silence le couplet ajouté, pour Théo, aux couplets du baiser :
Dans un instant va commencer l’année,
Petits et grands bientôt vont s’embrasser.
J’ai à cœur de ne pas vous donner de trop vifs regrets.
Mais mon cher Sarcey, retournez à Orphée, retournez-y vite. La Gaîté vous attend ! Vous vous amuserez ferme !
ENVOI
À toi, notre lutteur, infatigable athlète,
S’adresse cet article, ô Francisque Sarcey.
Tu le mérites bien, cher critique, car c’et
Grâce à ton noble effort que renaît l’opérette.
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.