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Feuilleton du 24 avril – Revue théâtrale

Le Temps – Mercredi 24 avril 1867

THÉATRE DES VARIÉTÉS : La Grande-Duchesse de Gérolstein, opérette en quatre actes, de MM. Meilhac et Ludovic Halévy. (...)

Il y a encore de beaux jours, c’est-à-dire de beaux soirs pour la France. Grâce à Offenbach, ce qui donne envie de pleurer aux mères de famille fait rire à gorge déployée et étalée les belles dames qui n’auront jamais de maris ni d’enfants.

Que parlez-vous de la guerre, du fusil à aiguille, de ces machines à découdre qui font si spirituellement concurrence aux machines à coudre ! Offenbach n’entend pas que l’on prenne ces choses au sérieux, et son général Boum, le premier comique des armées de terre, est là pour rassurer les conscrits, ceux qui ne veulent pas l’être, ou ceux qui ne veulent plus le redevenir. Essayez donc de chanter le Ça ira du chauvinisme, de la diplomatie, de la conquête ! Voilà que l’on vous répond par le Ça n’ira pas, de la bonne humeur, du scepticisme, de l’ironie, du bon sens !

Pourquoi la grande-duchesse de Gerolstein n’est-elle pas la grande-duchesse de Luxembourg ? On s’embrasserait au dénoûment, on viderait la question par le déplacement de quelques plumets sur les chapeaux galonnés ; on jouerait cent fois la pièce à Berlin, comme on la jouera cent fois au théâtre des Variétés, et tout serait dit. Ah ! puissance de la musique ! On la trouve dangereuse au courage martial, puisqu’on la supprime dans les régiments d’élite,mais elle se mêle, en dépit de tout, aux questions nationales et sociales, qui ne sont vraiment approfondies qu’au théâtre. Vous verrez que la musique, pourvu que les instruments se mettent d’accord, triomphera de tout. Il suffirait de la moindre des choses ; de ce parterre de souverains que le premier empire offrait à de grands artistes comme Talma, Mlle Mars ou Mlle Georges, et que le second empire pourrait offrir à Mlle Schneider.

Est-ce que M. de Bismarck ne se tordrait pas de rire devant ce général Boum, si terrible avec son grand sabre ? Est-ce que nos amis de la semaine passée, nos bons ennemis les Allemands, ne trinqueraient pas avec ce grand verre que la grande-duchesse soulève d’une façon si coquette, vide d’une façon si charmante, et dans lequel brillerait aussi bien le vin du Rhin que le vin de Champagne ? C’est notre chanson du roi de Thulé, à nous autres. On chante ce qu’on peut mais on le chante sur un rhythme si gai, si entraînant ! La philosophie de Figaro est à la mode ; sa politique l’était déjà il faut se hâter de rire de ce qui pourrait nous faire pleurer.

Il est bien évident que M. Offenbach est le plus grand diplomate des temps modernes ; ses flatteurs disent le seul : il a des solutions pour toutes les difficultés, et ses solutions sont toujours aimables. Voyez aussi comme il fait des progrès ! La Belle Hélène avait un air de provocation ; ce roi Barbu qui s’avance pouvait paraître un défi : c’était à l’époque de toutes sortes d’expéditions lointaines ou prochaines. Barbe-Bleue commençait à tourner en raillerie les matamores, les coupeurs de tête, les ogres de la politique. Ces femmes que l’on croyait mortes, et qui vivaient si joyeusement, étaient faites pour redonner du courage aux populations menacées de l’invasion, de la corde ou de l’annexion. Un rire philosophique voletait, comme le feu-follet de la raison sur cette sombre aventure, et le fameux duel du dernier acte prouvait clairement qu’une épée hors du fourreau n’empêche pas de danser, bien au contraire.

Dans la Grande-Duchesse de Gerolstein, la limite du conseil, de la leçon, de l’exemple, est atteinte. Ce n’est plus seulement comme dans Barbe-Bleue, la parodie de l’étiquette et des courtisans, c’est la parodie de la dernière raison des peuples et des rois, la parodie du canon, du plumet, de l’habit brodé, de la majesté de la guerre et de la majesté du boudoir. Quand on pense que la chanson du Roi d’Yvetot, en son temps, passait pour du Juvénal l A ce compte-là, les vers fantaisistes de MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy seraient des éclats de rire de Tacite en goguette.

Chose merveilleuse ! Bien des Choses passent incomprises de nos jours, le libéralisme de certaines réformes, la raison de certaines attitudes politiques, la clarté de certains discours ; on affecte de mal voir les résultats de l’expédition du Mexique ; et, pour descendre à des questions moins difficiles, il n’est pas jusqu’à l’arrangement et à l’ordre de l’Exposition universelle qui ne paraissent problématiques et douteux, quand ils devraient être si évidents. Personne n’a aperçu, il y a un mois l’éclipse que tout le monde devait voir on la cherchait dans le ciel comme on cherche à la Chambre les soldats du tiers-parti. On doute de tout ; on ne s’entend sur rien.

Mais, vienne une pièce d’Offenbach, la lumière se fait on rit, on applaudit, on comprend tout jusqu’aux moindres intentions, jusqu’au sens que les auteurs des paroles et que le diplomate-musicien n’ont pas voulu mettre dans leur œuvre. Tant il est vrai que cette musique-là, cette politique-là, cette littérature-là, sont les seuls besoins, les seules clartés, la seule langue compréhensible pour les contemporains.

Donc, il y avait une fois une grande-duchesse dans le bien heureux duché de Gerolslein : l’aimable princesse et l’aimable pays ! Les hommes d’Etat ressemblaient à Bobèche ; les hommes d’épée à Galimafré. La souveraine avait un faux air de soubrette qui lui allait à ravir, et quand elle reluquait un grenadier, celui-là n’avait qu’à se bien tenir pour ne pas tomber en extase, ou qu’à être bien bête pour ne pas comprendre. Dans ce joli duché, comme on n’en voit plus, les drapeaux en soie rose portaient pour cravates des suivez-moi jeune homme ; les tentes de campement avaient de faux airs de cabinets particuliers ; les généraux, si moustachus, si empanachés, si traîneurs de sabre qu’ils fussent, gardaient toujours une œillade allumée pour la beauté. On s’aimait, on riait, on s’amusait dans ce duché, qui n’avait pas d’autres ministres que Boum, commandant en chef des forces et des farces militaires, que Puck, le précepteur de la duchesse. Tant il est vrai que, moins on a de ministres, plus on rit, et moins un pays est gouverné, plus il semble fait pour se gouverner lui-même !

Le général Boum n’était pas un de ces généraux à patriotisme exigeant, qui veulent des rectifications de frontières, des annexions des arcs-de-triomphe. Pourvu qu’on le laissât libre de courtiser Wanda, la fiancée d’un de ses soldats, pourvu qu’il eût le droit de porter toujours son gros panache, auquel il tenait plus qu’à la vie, pourvu qu’il trainât toujours son grand sabre, ce général, parfait modèle du militaire inoffensif, ne se plaignait pas. Du reste, quand on lui offrait une prise de tabac, il affectait d’aimer mieux une prise de ville, il déchargeait un pistolet en l’air et respirait l’odeur de la poudre.

Comme il faut pourtant un peu de bataille, même au plus pacifique des soldats, Boum déclarait la guerre de temps en temps mais une bonne petite guerre qui ne forçait ni à aller bien loin, ni à dépenser beaucoup d’argent. On allait hors des barrières ; l’ennemi n’y venait pas ; on l’attendait, on tressaillait au moindre bruit ; on passait des revues : c’était délicieux ; cela suffisait à l’activité de Boum, à la diplomatie de Puck, à l’orgueil de la grande-duchesse. Il y avait des conseils de guerre en plein champ, sous les arbres en fleurs, à deux pas des vivandières non pas de ces conseils mystérieux autour desquels rôdent les chroniqueurs qui n’apprennent rien, les curieux qui ne devinent pas ; mais de ces jolis petits conseils où le grenadier disait au général « Vous n’y entendez rien, » et où le plan stratégique se bornait à une ligne droite, tandis que l’on discutait, le verre en main.

La grande-duchesse avait un défaut pourtant c’était son cœur. Elle aimait l’amour, n’ayant encore aimé personne. On lui donnait des ministres pour joujoux on lui faisait déclarer la guerre pour se distraire mais elle trouvait les joujoux trop laids et la guerre lui faisait peur pour les beaux grenadiers de sa garde, pour un surtout...

Dans l’histoire des grandes-duchesses de Gerolstein, il y a toujours l’aventure d’un simple soldat devenu général en un clin d’œil, et en passe de devenir duc, si les courtisans le permettent. Mais il y a aussi l’histoire d’une conspiration contre le favori, et le concierge du château de Gerolstein montre aux voyageurs qui donnent un pourboire la tache de bière qu’un certain Max a faite en mourant sous les coups des assassins. C’est la légende des Kœnigsmarck accommodée au goût du Jeune homme empoisonné. Il faut bien reconnaître que les institutions monarchiques les plus parfaites ont toutes leurs inconvénients. On a vu des rois épouser des bergères, dans des bergeries ; mais on vu plus souvent encore des reines se dispenser d’épouser des bergers qu’elles avaient compromis. Cela n’arrive plus, Dieu merci mais cela arrivait du temps de la grande-duchesse de Gerolstein. Elle est donc excusable, la charmante femme, de trouver, elle toute seule, que Fritz le grenadier est très beau ; que Fritz doit lui plaire, qu’elle doit plaire à Fritz, et de faire du simple soldat le général en chef à la place de Boum, dont elle abaisse l’orgueilleux plumet. Fritz est il à la hauteur de son rôle de favori ? C’est ce que le second acte apprendra.

Il faut entendre dans cette exposition classique de la pièce la chanson de la grande-duchesse, avouant son faible pour les militaires ; il faut entendre la lecture de la Gazette de Hollande, un journal narquois, que l’absence de toute censure laisse librement circuler dans les Etats de Gerolstein. Il faut tout entendre et tout saisir. J’oubliais de dire que le prince Paul, un nigaud des principautés du voisinage, aspire à la main de la grande-duchesse ; et comme il n’est ni beau, ni grenadier, qu’il n’a pour lui que son rang, son litre et ses Etats, la grande-duchesse ne peut pas le sentir : raison de plus, sans doute, pour l’épouser à la fin de la pièce.

Au second acte, on attend le général Fritz vainqueur ; car il n’est pas plus difficile que cela d’improviser des généraux. La duchesse a décrété la victoire comme la Convention, et Fritz rapporte des lauriers de quoi embaumer tous les jambons de la principauté de Gerolslein. Mais ces lauriers, comme il les a conquis spirituellement ! Quel bon petit général c’était là ! Il n’a pas eu d’autres canons que ceux du marchand devins ; il a grisé les ennemis et les a roulés dans la poussière il ne se flatte pas d’avoir inventé un canon stupéfiant ou des fusils à tricoter, mais il a trouvé la bouteille à aiguille, et il revient, les mains pures de sang, rapportant à la grande-duchesse le sabre de son père le grand-duc, que l’imprudente et folle souveraine avait confié au beau grenadier. On n’a rien à refuser à un vainqueur si complet. Or, comme l’étiquette veut que les souverains offrent ce qu’on n’oserait pas leur demander, c’est la grande-duchesse elle-même qui fait des avances au général Fritz. Le triple sot ne comprend rien, n’accepte rien il parle de sa fiancée Wanrda, de sa petite femme Wanda, quand la duchesse lui parle d’elle. C’en est fait ! la disgrâce est suspendue sur le panache du général Fritz. Disgrâce terrible ; car la grande-duchesse qui sait que Boum, Pulk [1] et Paul conspirent contre le général Fritz, et veulent égorger ce Monaldeschi allemand, sourit aux conspirateurs, les engage à persévérer et s’offre même à leur donner le signal. Un certain air de danse, le Carillon de ma grand’ mère sera le tocsin de cet égorgement.

Il ne faut pas croire que la grande-duchesse, en permettant qu’on assassine son favori disgracié perde pour cela les meilleures qualités qui la distinguent. Elle n’est pas parfaite, voilà tout. Si on ne tuait pas un peu, de temps en temps, quand on a le pouvoir absolu, on finirait par perdre le sentiment de sa force. Fritz, avec l’aveuglement d’un héros qui croit avoir rendu des services, et qui compte sur la reconnaissance du château, procède à la cérémonie de son mariage, et veut se délasser dans les songes de la nuit des horribles lassitudes d’une guerre où l’on a tant bu ! Mais, ne voilà-t-il pas que les conspirateurs, après avoir aiguisé les poignards, endurci leurs cœurs, se sentent amenés à la clémence ?

On rit de tout dans cette principauté de Gerolslein, môme de la vengeance. Il est décidé que le présomptueux général Fritz ne sera pas assassiné, mais sera berné, vilipendé, charivarisé ; qu’on ne lui laissera pas le temps de retirer ses bottes, et que la plus belle nuit de sa vie en deviendra la plus mauvaise. Un tapage effroyable et la mystification d’une fausse alerte qui fait partir le vainqueur vers de nouveaux combats, satisfont les sentiments haineux des conspirateurs. Heureux pays que celui où les coups d’Etat ne sont pas plus meurtriers, où tout finit, comme tout a commencé, par des chansons.

Fritz croit aller à la bataille ; il tombe dans le guet-apens d’un mari qui le roue de coups sans aucun motif. L’épée du père de la grande-duchesse n’est plus qu’un affreux tire-bouchon, que le générai humilié, battu et non content, rapporte avec la honte au cœur. La grande-duchesse feint d’être irritée ; elle dépouille ce ver de terre auquel elle a permis tous les rayonnements capables de le rendre digne d’une étoile ; elle comble des dépouilles de Fritz un certain Bock [2], ambassadeur du prince Paul. Mais quand elle apprend que ce baron Bock est marié, la grande-duchesse, qui ne veut pas troubler les ménages des autres, consent à épouser le prince Paul, rend à Boum le plumet qui fait sa gloire, et renonce provisoirement aux favoris. Après son mariage elle avisera !

Boum a fait rire ; Puck a fait sourire : on n’a montré aucune sympathie au prince Paul. Quant à la grande-duchesse, elle a traîné tous les cœurs après elle. Quand il lui plaira de changer de patrie, elle aura des sujets fidèles pour la suivre au bout du monde, sans compter les mauvais sujets.

Je ne touche pas à la question musicale. Je me suis sévèrement tenu dans la question littéraire, dramatique, politique et diplomatique. C’est celle-là qui importe surtout aux nations. Apprenez, ô peuples, la vanité de la gloire, le néant des batailles et la frivolité des gens de cour. Apprenez aussi la jolie musique d’Offenbach ; elle fait tout passer, et permet aux auditeurs de se passer de tout.

Mlle Schneider est une charmante duchesse de Gerolstein, pas trop fière. Dupuis mérite absolument d’être destitué on n’est pas plus insuffisant comme beau grenadier, et pas plus mauvais comme général. Quelle différence avec Couder ! Celui-là a eu le génie du grotesque ; il prononce certains mots comme un grand comédien. Il a fait pour les généraux en chef ce que Frédérick Lemaître avait fait de son temps pour les faiseurs. Ce sera le fantoche de ce temps, lassé de tout, même de la plaisanterie et de l’ironie. Grâce à d’heureuses coupures (car les meilleures choses ont des longueurs), la Grande-Duchesse vivra cent jours. C’est beaucoup pour la gloire, pour le bonheur d’un peuple, pour l’épitaphe sans correctif de la postérité.

(...)

Louis Ulbach.

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