Ce n’est pas sans une certaine émotion qu’on lance une œuvre de l’importance de celle que nous avons vue hier, maintenant que la moindre petite féerie coûte plusieurs centaines de mille francs.
Aussi je vous prie de croire que l’on se donne du mal et que l’on y gagne une bonne poignée de cheveux blancs.
Vizentini, prenant la direction de la Gaîté, n’a pas voulu rester au-dessous des prodigalités du uabab [1] artistique auquel il succédait, les billets de banque ont été leur train, mais il a pu nous montrer des décors et des costumes comme jamais certainement on n’en avait vu. MM. Cornil, Fromont et Chéret surtout se sont surpassés. Quant à Grévin, it a fait mieux encore que d’habitude. Tâchez donc, si vous le pouvez, de vous figurer ce que c’est.
Vizentini est jeune, c’est avec des jeunes qu’il a voulu risquer sa première bataille il est vrai que ces jeunes s’appellent Mortier, Leterrier et Vanloo, et qu’ils ont à leur actif bien des succès que leur envieraient des vieux ; il y a aussi un autre jeune homme qu’on appelle Jacques Offenbach qui s’est chargé de la musique. Celui-là, dans cinquante ans, sera aussi jeune qu’aujourd’hui.
Cela n’a point été aisé de mettre en scène cette grosse machine, comme on dit, cela représente bien des cris et des ennuis. Offenbach criait après les choristes, les auteurs après les artistes, Thibault après ses musiciens, Justament après ses danseuses, Godin après ses machinistes, Vizentini après tout le monde.
Mais tous ces messieurs avaient un truc excellent pour faire passer leurs duretés : ils appelaient tout le monde : « Mes enfants ! »
– Allons, mes enfants, disait le maestro en rouant de coups de canne les figurants.
Les malheureux hurlaient, mais ne se fâchaient pas ; peut-on en vouloir a un père ?
L’animation, hier, était dans la rue ; tout le quartier avait un aspect inaccoutumé, partout c’étaient des équipages portant les gens les plus considérables et tes femmes les pus [2] jolies. Tout te monde voulait sa place.
A l’administration, on aurait cru a une émeute ; on faisait passer au directeur des cartes ornées des sollicitations les plus spirituelles, mais tout te monde se cassait le nez. C’est égal, à un moment donné, Vizentini a bien dû regretter d’avoir tant d’amis.
– Voulez-vous la lune ? répondait-il à l’un : j’essayerai de vous la donner ; quant à une place, c’est impossible.
Et l’excellent Gaudemard, son fidèle lieutenant, était aimable avec tous mais, au fond, ce qu’il rageait !...
N’est-ce pas, cher ami, qu’il y a des jours où on dirigerait volontiers une mitrailleuse sur les gens qui viennent vous demander des places ?
Et, bien que depuis quinze jours il se couche vers dix heures du matin, Vizentini a voulu conduire l’orchestre lui-même. Au moment de livrer la grande bataille, il a tenu à être à la tête de ses troupes. C’est bien, mon général !
Et maintenant, au rideau !
D’abord, en entrant, au-dessus de la porte on remarque une boule lumineuse qui semble faire saillie et qui représente fidèlement la lune ; ce qu’il y a de curieux, c’est qu’en plein jour on ne voit qu’un creux argenté. C’est encore Chéret qui a fait cela. L’effet s’obtient grâce à une illusion d’optique.
Pauvre Chéret ; il pleurait l’autre soir à chaudes larmes parce que son splendide décor du volcan ne fonctionnait pas bien à la répétition générale ; les bravos du public ont dû le consoler.
Tout cela, c’était une affaire de lave.
La lave ne montait pas, elle monte maintenant.
Ce décor du volcan a le don de causer à ce pauvre Christian une terreur épouvantable ; il a beau l’avoir vu de près, il a toujours peur d’être enlevé.
Grivot, lui, ne connait pas d’obstacle, quand il y a quelque chose de quelque peu dangereux à faire.
– N’avons-nous pas Grivot ? dit-on au théâtre. Et Grivot s’abîme dans les dessous, passe à travers tes murs, s’enlève dans les cintres, saute avec les volcans ; c’est l’artiste à tout faire de la maison. Christian aime mieux faire au public ces charges étourdissantes dont il a le secret ; il trouve cela bien moins dangereux.
II n’est pas de scie qu’il ne monte Habay. L’excellent ténor a la rage de vouloir fourrer du phénol à tout te monde ; on fouille dans sa poche, on en trouve un flacon ; de quelque mal que l’on souffre, vite du phénol ! Il tient cette innocente manie d’un célèbre ami qu’il a ; même Christian ne l’appelle plus que le vicomte du Phénol.
Pendant toute la pièce, les auteurs se sont tenus dans un petit salon qui se trouve au fond de l’avant-scène de droite.
Pour se donner du courage, Leterrier et Vanloo racontent que le jour de la première de Giroflé-Girofla ils avaient lu au Gymnase les Maniaques ; or, hier, ils ont lu précisément, à la Renaissance, le premier acte de la Petite Mariée.
C’est d’un bon augure !
Vous demandez-vous comment se fait la neige du ballet ?
On jette tout bonnement, du gril dans les cintres, des paniers de petits papiers blancs : il y en a plusieurs voitures. Après l’acte, on les ramasse avec soin, mais l’on ne peut malheureusement empêcher qu’il n’en tombe pendant toute la pièce.
Toute la figuration, côté des dames, a été employée à couper du papier en millions de petits morceaux.
– Bien invraisemblable, ce décor de la neige, disait quelqu’un.
– Pourquoi cela ?
– Dame ! la musique d’Offenbach l’aurait fait fondre.
Du même, – c’est au moment où les petits papiers tombent avec furie sur les danseurs :
– Tiens, ta Turquie qui fait ses payements !
Douze ou quinze cents peaux de cygnes ont été employées à faire les jupes des danseuses ; ces costumes blancs produisent un effet singulier : celles qui les portent, malgré tout le blanc qu’elles mettent, ont l’air de petites mulâtresses.
Voici te moment de vous présenter les débutants.
Mlle Marcus de Beaucour, s’il vous plait, vient du Conservatoire ; elle devait, s’il en était besoin, doubler Mlle Granier dans Giroflé ; la courageuse petite diva ne lui en a pas laissé l’occasion. Mlle Marcus entra donc à la Gaité. On l’y connaissait déjà depuis longtemps sous le gracieux pseudonyme de Nono. Il y a douze ans, sa sœur jouait Peau-d’Ane, et Nono courait dans les coulisses sans se douter qu’elle viendrait un jour pour son propre compte.
Elle est la belle-sœur de Marius Boulard l’excellent chef d’orchestre des Variétés, et toutes tes premières de ce théâtre on peut la voir dans une loge d’entre-colonnes du second.
Blanche Méry est revenue à la Gaité, après un petit voyage aux Bouffes ; c’est une gracieuse rentrée que M. Vizentini a faite. On a pu remarquer dans le bataillon de femmes de luxe qu’elle commande, une splendide blonde d’une taille et d’une beauté éblouissantes : c’est une débutante également, Mlle Blount.
Autres débuts :
Il est entendu maintenant qu’il n’y aura plus de bonne pièce à spectacle sans quelque animal bizarre. La Gaité a emprunté au Jardin d’acclimatation deux splendides bêtes : un dromadaire blanc d’une espèce très rare et une superbe autruche qui traîne ta voiture de Christian et de Zulma Bouffar.
Ces deux animaux habitent le théâtre, confiés à des gardiens du Jardin acclimatation. L’autruche mange de la salade ; quant au dromadaire, on le nourrit comme un cheval mais il est particulièrement reconnaissant envers les personnes qui veulent bien lui donner du pain.
L’autruche s’est habituée assez vite à son nouvel emploi ; le dromadaire a été plus difficile à dresser.
Mostaganem, c’est son nom, pèse 900 kilogrammes, c’est vous dire qu’on ne le remue pas comme on veut ; quand il a fallu la première fois l’amener en scène, il refusa obstinément de passer par la piste des chevaux, et du coup renversa sept ou huit personnes qui s’opposaient à sa votonté. Tout cela parce qu’il a l’habitude de marcher sur du sable.
En vain on le tira, il n’avança que parce que M. Geoffroy Saint-Hitaire conseilla de le pousser par derrière : comme le dromadaire ne rue pas, on en vint à bout.
Maintenant on a semé sur sa route du tan ; il s’imagine qu’il est dans le désert, à ce que dit Baudu, et il est très satisfait.
Arrivé en scène, on voulut lui mettre une sorte de capuchon sur la tête pour lui donner l’aspect d’un personnage lunaire ; il fit encore à cela une opposition énergique, et l’on y renonça.
Mais tant d’émotions produisirent sur lui le même effet que le premier coup de canon faisait, dit-on, éprouver à Turenne, de façon .que maintenant on lui attache un petit sac destiné à parer aux accidents.
Quand il fallut le faire rentrer, autre histoire, heureusement le hasard voulut qu’il se brûlat le bout de la queue à un portant. Mostaganem crut a un avertissement de Mahomet et, sans plus faire de résistance, il revint gravement à son écurie.
Tissier n’était pas sans inquiétude quand on lui amena cette monture d’un nouveau genre il fallut que Leterrier enfourchât bravement le bon dromadaire pour le décider.
C’est d’ailleurs une excellente bête, – pas Tissier, – Mostaganem, et il n’est marque d’affection qu’il ne donne à ceux qui l’approchent.
La salle est superbe : des tentures et des fleurs partout. Heureusement pour les retardataires, on ne commence pas à l’heure ; c’est que les bottes de Zulma ne sont pas arrivées.
Pauvre malheureuse ! Elle chante avec un gros rhume, et le public a la cruauté de lui faire bisser presque tous ses morceaux. Je parie qu’elle lui pardonne.
Un coup d’œil dans la salle. Voici MM. Alphand, Garnier, Sardou, Chéret, Meilhac, baron Taylor, Dennery, Zaccone, Vibert, Fichel, Mandl, Mathieu Meusnier, Choudens, Brandus, Jacobi, Cadol, Crémieux, prince Troubetzkoï, Marinoni et Daubray, mais un Daubray gommeux des plus amusants, en cravate blanche, frisé comme un caniche et une rose à sa boutonnière. On a cru un instant qu’il allait y avoir une scène dans la salle.
Mmes Gueymard, Lia Félix, Judic, Granier, Alphonsine, Dica-Petit, Doche, Grivot, enfin rétablie, Alice Regnautt,Gabrielle Gautier, Gilbert, Louise Magnier, Desclauzas, Thérésa, Valtesse, Marie Leroux, Antonine, Gravier, Defresne, Eyram, Rose Marie, Castello, Marina, Pierski, Fromentin, Scriwaneck, Angèle, Bruck, Emma Fleury, Marie Grandet, Atphonsine Demay, Alice Giesz, Donvé, Dartaux, Abadie, Chartier, Silly, Réjane, Thibault, Deborah, etc., etc.
Nous sortons de la Gaîté ; il est une heure et demie. Nous sommes heureux d’avoir à constater un immense succès ; tout a parfaitement réussi. Nous en félicitons bien sincèrement Vizentini. Le malheureux, était-il ému ? A chaque entr’acte il trempait des biscuits dans du vin, et quelquefois, machinalement, dans une paire de bottines vernies qui se trouvaient sur son bureau.
Encore une fois, bravo !
Georges Boyer.