Orphée aux Enfers, opéra-féerie en quatre actes et douze tableaux, paroles de M. H. Crémieux, musique de M. J. Offenbach. — Première représentation (à ce théâtre) le samedi 7 février.
Je dois l’avouer, pour donner une idée juste de l’Orphée de la Gaîté, il faudrait la plume d’un Gautier, d’un Saint-Victor, d’un de ces maîtres en l’art de peindre sur phrase, dont le brillant pinceau fait successivement éclater à nos yeux les scintillements d’un décor, les éblouissements d’une mise en scène. La pièce primitive a bien un peu disparu dans ce déploiement de luxe et de magnificence, mais je serais fort étonné si M. Crémieux tenait rigueur au musicien et aux décorateurs qui ont su si bien transformer son œuvre. Au lieu de l’ancienne joyeuseté, pleine de gaieté et d’entrain, dans laquelle une troupe fort amusante donnait libre essor à sa bouffonnerie et à ses excentricités, nous nous trouvons en face d’une véritable féerie. Tout est luxe, éclat et splendeur, dans ce spectacle, la poésie même a su y trouver sa place, et personne ne songe à regretter la petite salle des Bouffes, où le rire communicatif partait en fusée à chaque mot de ces joyeux compères, Désiré, Bâche, Léonce, dont quelques-uns ne sont plus, mais qui ont laissé une trace dans les fastes de la gaieté.
Orphée aux Enfers, autrefois en deux actes, en compte maintenant quatre. Si je ne me trompe, M. Offenbach a ajouté onze numéros à sa partition dont un ensemble fort développé au premier acte, plus trois ballets, tous nouveaux, et donné aux morceaux primitifs plus d’importance et de développement sans compter que l’opéra tout entier a dû être remanié pour satisfaire aux exigences de la nouvelle mise en scène.
Après une ouverture qui rappelle les refrains les plus connus de la pièce, la toile se lève sur la campagne de Thèbes. C’est une page de Théocrite ou de Virgile que ce décor antique, où les bergers, les nymphes et les faunes viennent gaiement prendre leurs ébats, au son de la flûte à sept trous. Les airs qui accompagnent ce ballet sont charmants ; nous y avons remarqué un très-joli mouvement de valse et le pas des faunes en quatre-temps, plein de grâce et de légèreté. Parmi les morceaux ajoutés à cet acte il faut remarquer le chœur des conseillers municipaux, d’un effet comique, et le finale, qui se compose d’un chœur de malédiction, d’un air fort bien rhythmé de l’Opinion publique, et des adieux d’Orphée à ses élèves. Cette dernière partie a été la mieux reçue. Elle est spirituelle, mélodique ; la ritournelle des violons, le chœur des enfants, tout a été bissé, et à bon droit. L’acte finit par l’ancien duo : « Viens, c’est l’honneur qui t’appelle. »
Le deuxième acte est plus long et contient à lui seul deux tableaux qui suffiraient au succès de la pièce, le ballet des Heures et l’Olympe. L’idée première du ballet des Heures est fort poétique. Au lever du rideau, le théâtre est dans l’obscurité ; les dieux endormis murmurent le chœur du Sommeil, une des plus jolies pages de l’ancien Orphée. Mars, Vénus, Cupidon, de retour du voyage à Cythère, ont pris leur place au milieu des dormeurs ; Morphée, vigilant gardien du repos des dieux, fait sa dernière ronde en répandant ses pavots. Une heure sonne à l’horloge de l’éternité, dont le monumental balancier oscille lentement à travers la scène. Alors sortent, les unes après les autres, les Heures, noires d’abord, comme la nuit profonde, puis bleuâtres comme les premiers instants du crépuscule, puis enfin parées des premières teintes rosées de l’aurore, jusqu’au moment où sur le coup de six heures, la déesse du matin elle-même, vient empourprer les nuages qui l’environnent. Toute cette charmante gradation de couleurs est observée également dans le décor. J’avoue, pour ma part, n’avoir jamais rien vu au théâtre de plus gracieux et de plus nouveau.
Le musicien n’est pas resté au-dessous du décorateur et tout ce ballet est écrit avec une grande finesse et une réelle élégance. Il a suivi autant qu’il lui était possible le rhythme indiqué par les tintements de l’horloge, et on a surtout remarqué le pas de quatre heures. Le second tableau est le départ des dieux et l’apothéose de l’Olympe. Après le finale de l’ancienne partition, on voit défilier les divinités antiques. Varron compta quatre mille dieux au Panthéon mythologique : je ne me sens pas de force à calculer le nombre des déités du panthéon de la Gaîté, mais rien n’est charmant comme cette procession de l’Olympe.
Les dieux viennent se grouper les uns après les autres sur les gradins d’un vaste hémicycle. Jupiter, la foudre en main, domine la foule diaprée des divinités ; par un prodige de goût et d’art, toutes les couleurs sont parfaitement fondues, sur cette immense palette où l’or se mêle au rouge, le vert au violet, le jaune au noir. Lorsque tout l’Olympe a pris place, un jour éclatant inonde la scène et le char du Soleil parait resplendissant au milieu de ses rayons, et couronne cette apothéose mythologique. Si jamais artiste grec a rêvé l’Olympe, si jamais poëte antique a voulu créer un tableau du Panthéon grec, certes, en face de ce décor, il lui faudrait croire à la réalisation de sa vision. Pour ce défilé et cette apothéose, M. Offenbach a écrit à nouveau et développé son ancien finale ; orchestre militaire sur la scène, orchestre dans la salle, tout a été employé pour donner plus de vie et d’éclat à ce brillant spectacle. Parmi les morceaux récents du deuxième acte, il faut compter un rondeau amusant de Mercure, un air de Pluton. Le finale a été bissé.
Au troisième acte nous sommes, comme on sait, dans le domaine de Pluton ; la scène des juges, celle des policemen de l’Amour, sont à mon avis moins réussies que le reste, malgré un fort gentil couplet de Cupidon. Mais les merveilles ne se font pas longtemps attendre et nous voilà encore avec le ballet des mouches, transportés au pays des rêves. Sous les rayons d’une éclatante lumière électrique, tout un monde d’insectes saute, court, bondit ; il y en a de dorés, d’argentés, de bleus, de verts, de chatoyants ; sur les groupes, violets et bleus foncés, se détache en teinte douce, une troupe de mouches à la couleur vert d’eau, au corselet métallique, semblables aux demoiselles qui voltigent en été sur les nénuphars et les herbes aquatiques. Rien n’est disparate dans ce tableau, tout est merveilleusement fondu, et ces brillants costumes des danseuses ressortent de la façon la plus heureuse sur un décor grec sobre de coloris, qui sert de fond à ce tableau vivant. La musique écrite pour ce ballet est légère, et gracieusement rhythmée. On a remarqué un très-joli 2/4, un mouvement de valse heureusement trouvé, et un pas en pizzicato, qui semble une petite dentelle musicale. Les autres morceaux ajoutés dans cet acte à la partition primitive, sont : un air pour Mlle Gico, trop long, et peu en harmonie avec le reste, le trio des Juges, le chœur des policemen, assez gentil, avec les couplets : « Pour attirer du fond de sa retraite, » que Mme Matz-Ferrare a dû répéter, et le chœur du Bourdon.
Enfin dans le quatrième acte, presque rien n’a été changé à la musique ; mais là encore les décorateurs ont fait des chefs-d’œuvre. La scène semble, comme dirait Gautier, une immense symphonie en rouge majeur. Toutes les gradations de la teinte rosée à l’incarnat le plus foncé, sont marquées avec un art irréprochable, passant successivement par tous les tons de la gamme rouge sans tomber dans la monotonie. Les diverses couleurs de la troupe des dieux corrigent au premier plan ce que cette débauche de rouge aurait pu avoir de criard : le musicien aussi a eu dans cet acte sa part de succès et on n’a pas manqué de bisser l’hymne à Bacchus et le fameux galop.
Jusqu’ici nous n’avons arrêté notre attention que sur la musique et les décors : il est juste de rendre hommage au talent des artistes qui ont dessiné les costumes. C’est Grévin qui a donné les dessins des costumes de femmes. Stop, ceux des costumes d’hommes. Parmi les femmes, notons particulièrement une Iris, une Flore, une Vénus, et surtout la Diane, qui est la représentation de la Diane au cerf, à la jambe sèche et fine, au port élégant et dégagé, à la tête ceinte d’un croissant d’argent, qui à lui seul est un chef-d’œuvre. Parmi les hommes, il faut noter le splendide costume de Pluton au second acte, d’un goût sévère et riche, l’Apollon, le charmant et original costume de Mercure.
Je ne chercherai pas à comparer les nouveaux acteurs d’Orphée à ceux de la création. Les effets de la pièce ayant été déplacés, il a fallu chercher d’autres interprètes, et M. Offenbach a voulu remplacer par des chanteurs ceux qui avaient donné à son œuvre tant de gaieté et d’entrain. Je dois le dire, il en est des interprètes comme du poëme ; je préfère l’Orphée des Bouffes. Montaubry chante avec adresse, mais il cherche a donner au rôle de Pluton une physionomie sérieuse ou satanique, qui conviendrait mieux à Méphistophélès ou à Don Juan qu’au joyeux garnement, ravisseur d’Eurydice. Mlle Cico, la Minerve de la création, est une bonne chanteuse, et on l’a plusieurs fois applaudie, mais elle est froide et manque d’entrain ; seul, Christian est resté fidèle aux traditions, c’est un bon Jupiter du Faubourg-Saint-Martin, bonhomme, pas bête, égrillard et amusant. Malgré toute la finesse d’Alexandre, nous avons regretté le pauvre Bache. Orphée (Meyronnet) est bien, il ne dit pas mal, et il a exécuté avec beaucoup de talent et de chaleur le duo pour voix et violon du premier acte. Grivot (Mercure) est drôle. Mme Matz-Ferrare, que nous avons applaudie dernièrement dans la Liqueur d’or, de lugubre mémoire, a joué d’une manière fort agréable le rôle de Cupidon. Ne craignez pas, cher lecteur, que je vous fasse passer de nouveau en revue tous les dieux de l’Olympe, mais faisons une exception pour Mlle Gilbert, qui a bien tenu son rôle de l’Opinion publique, et pour Mlle Perret. Ce n’est pas comme chanteuse que nous citons cette artiste, elle a encore bien des progrès à l’aire, mais elle est distinguée et sa taille, son port, son maintien, ne contribuent pas peu à faire de son costume de Diane un des plus ravissants de la pièce, sans compter qu’elle rappelle exactement le type de la Diane chasseresse classique.
Nous ne pouvons mieux finir cet article qu’en donnant à chacun les éloges qui leur sont dus. Bravo, d’abord, à M. Offenbach, qui, non-seulement a écrit une musique pleine d’entrain et de verve, mais a été l’ordonnateur et, pour ainsi dire, l’inspirateur de cette fête des yeux et des oreilles. Bravo à MM. Chéret, Despléchin, Cambon, ces maîtres d’un nouvel art, ces décorateurs qui ont enfanté des chefs-d’œuvre ; bravo aussi à MM. Stop et Grévin, les dessinateurs de ces costumes qui sont si merveilleusement en harmonie avec le cadre ; bravo à M. Fuchs, l’habile maître de ballet, qui prend aussi sa bonne part de succès dans cette artistique collaboration.
H. Lavoix fils.