Reprise de la Périchole
MM. Meilhac et Halévy se sont bornés, comme on sait, à emprunter deux personnages – il serait plus exact de dire deux noms au « Carrosse du Saint-Sacrement » du théâtre de Clara Gazul, pour les placer dans leur opéra fantaisiste. La grande notoriété de Mérimée aidant, c’était une excellente enseigne de pièce que ce titre : La Périchole. Il avait un mérite dont le théâtre fait cas, et à juste raison, celui d’attirer les yeux sur une affiche et de bien sonner à l’oreille.
En clouant une étiquette connue à une folie dramatique dont le fonds leur appartient, les auteurs ont toutefois suivi en un point la donnée originale qui a fait du vice-roi Don Andrès de Ribeira un Cassandre amoureux et joué par tous ceux qui l’approchent. Quant à Camila Périchole, la comédienne, ils ont abaissé son théâtre en rehaussant son cœur ; si, au lieu de chanter des cavatines et d’exécuter des pirouette au Grand-Opéra de Lima, elle court à présent les rues et les places publiques, la chanson aux lèvres et la sébile à la main, elle ne trafique plus du moins scandaleusement de sa célébrité et de sa beauté, comme l’autre, la vraie Périchole, qui donne pour rien au capitaine Aguirre et au Cholo Ramon ce qu’elle vend trois fois plus cher, pour se rattraper, au vieillard ridicule qu’elle ruine.
Mais à quoi pense-je en vérité ? Il s’agit bien en ce moment de recourir aux charmantes imaginations d’un théâtre spirituellement imposteur pour rattacher à une illustre origine l’héroïne d’un opéra bouffon. Le « Carrosse du Saint-Sacrement » roulerait fort mal sur les planches des Variétés. La Périchole se nommait hier Mademoiselle Schneider ; elle s’appelle aujourd’hui Madame Judic qu’avons-nous besoin d’en savoir davantage ?
On a pu croire un instant compromise l’odyssée, à travers les plus folles extravagances, des amours à jeun et du mariage après boire de Piquillo et de la Périchole. Le premier acte, écouté avec distraction et joué avec incertitude, a laissé les acteurs et les spectateurs également embarrassés de leur contenance. Ils paraissaient en défiance les uns des autres. La température de l’hiver attardé semblait avoir étendu, de la salle à la scène, un large manteau de givre ; impossible d’abord d’en secouer les plis ; c’était à croire que la joyeuse cour du vice-roi de Lima, prisonnière d’une Révolution, avait pris passage sur un navire espagnol cinglant vers les mers polaires. Ce n’était pas l’orage, mais c’en était un des signes précurseurs : un silence que rendait plus significatif encore la demi obscurité des loges lentes à se remplir. Heureusement pour le succès de cette reprise de la Périchole, cette atmosphère de glace s’est fondue un peu avant la fin du premier acte ; acteurs et public, un moment pris de cette peur du mal qui donne le mal de la peur, au dire de Figaro, ont fini par où ils auraient dû commencer : le plaisir de dire et d’écouter des bouffonneries sans prétention, mais prêtant à des jeux de scène extrêmement plaisants. – MM. Meilhac et Halévy ont mis leur esprit et leur habileté ordinaire d’enchaîner, dans le mouvement d’une action rapide, ce chapelet de folies parlées, chantées et ballées. De pièce, au sens-exact du mot, il n’en faut point chercher dans les trois actes en quatre tableaux de la Périchole : mais c’est le moindre souci que se donnent les amateurs d’opérette : ils entrent au théâtre comme on se rend à un bal travesti, non pour voir des visages, mais pour s’égayer de la difformité des masques. La musique écrite par M. Jacques Oftenbach sur le gai scénario de MM. Meilhac et Halévy est vive, rapide et spirituelle : ce sont les qualités du musicien du genre que sa verve a popularisé. C’est de l’art en habit de masque, sans doute ; mais les bonnes grimaces musicales, comme les bonnes plaisanteries, sont rares et ne les attrape pas qui veut !
La grande attraction (comme disent les Anglais) de cette soirée de la Périchole, c’était pour un public avide de sensations et se plaisant à les gâter à plaisir, la grande petite malice de mettre en présence deux femmes, deux Grâces, et de se dire « Laquelle va tomber l’autre ? » Surprise ou déception, cet espoir ne s’est point réalisé. La Périchole, deuxième du nom, a réussi autrement que la première, mais sans la faire oublier.
Madame Judic a dit avec un charme et des effets peut-être un peu étudiés la lettre de la chanteuse des rues à l’amant qu’elle abandonne sans le trahir. Le charme n’était pas moindre chez Hortense Schneider, et il y avait de plus quelque chose qui était tout la fièvre de la faim dans la fièvre de l’amour, l’une victorieuse de l’autre sans faire mentir un cœur passionné. C’est une question de tempérament d’artiste : le talent ne vient ici qu’en seconde ligne et ne saurait être pris comme point de comparaison.
Mais n’allez pas croire à une sorte d’échec de la nouvelle Périchole, parce que, dans la manière de réciter la lettre, le cri des entrailles aura manqué aux exquises nuances de sa diction. Le succès de Mme Judic a été, au contraire, très grand dans les autres parties du rôle. On lui a fait redire jusqu’à trois fois les couplets de l’ivresse dans le final du premier acte. On ne saurait rendre ni [1] la situation avec plus de séduction, de grâce et de mesure, tout indiquer, tout montrer et même ne rien dépasser ; en un mot, arrêter la bacchante à cette extrême limite – l’épaisseur d’un cheveu – où la femme pourrait être avilie.
Dupuis est toujours fort plaisant dans son rôle de Gitano et de mari de la favorite. Le grand chambellan Baron fait rire, pourquoi ? Je n’en sais rien ; ce n’est pas un comédien, ce n’est pas un talent ; c’est une voix, c’est un masque : le public écoute, regarde, et ne peut plus garder son sérieux. Et moi donc ! Mais, il nous faut le reprendre, l’un et l’autre, à l’aspect du gai Léonce, implacable d’uniformité dans ses très soi-disant comiques. Dailly a du naturel à la condition de ne se point grimer en vieillard. La nature ’a fait de lui un balourd dont la physionomie franche ne manque pas de finesse : qu’il joue ce rôle-là naturellement, et il sera plaisant.
Bénédict.