Robinson Crusoé,
Opéra-comique en trois actes et cinq tableaux, paroles de MM. Cormon et Crémieux, musique de M. J. Offenbach.
(Première représentation le 23 novembre 1867.)
C’est depuis longtemps déjà une grande mode que de prendre dans les romans célèbres un large morceau qu’on découpe à sa guise pour l’offrir au public sous forme de drame, de féerie ou d’opéra-comique.
MM. Cormon et Hector Crémieux ne pouvaient échapper à la loi commune, et le personnage de Robinson Crusoé devait les tenter par son originalité et la place immense qu’il occupe dans les souvenirs de nos premières lectures.
Robinson ! N’avons-nous pas tous voyagé avec lui au milieu de ces contrées lointaines et fantastiques ? Tous, n’avons-nous pas en rêve partagé ses dangers, ses désespoirs, ses efforts surhumains ? Il y a dans ce livre de quoi subjuguer les imaginations les plus ardentes : des paysages magiques, des énergies d’Hercule, la poésie des solitudes, la fièvre des découvertes, tout ce qui émeut, tout ce qui charme, tout ce qui entraîne la jeunesse insatiable ; tout ce qui fait en un mot qu’on voudrait à seize ans s’endormir en lisant un chapitre de cette odyssée du désert et se réveiller Robinson.
Les auteurs de la nouvelle pièce se sont inspirés de l’ouvrage de Daniel de Foë ; mais ils n’ont fait que lui emprunter le courageux Robinson et son fidèle Vendredi ; sur cinq tableaux, ils en ont consacré quatre à la couleur locale, à l’île déserte que vous savez, et c’est avec un talent réel qu’ils, ont su développer sous les yeux du spectateur cette charmante esquisse, parfaitement inspirée du reste par la grande toile de l’auteur anglais. Quand toute la pièce ne servirait qu’à encadrer ce délicieux, tableau, elle aurait encore sa raison d’être. Loin de là toutefois, MM. Cormon et Crémieux sont restés intéressants d’un bout à l’autre. Créant un monde de personnages, ils ont bâti tout leur premier acte sur la seule première page du roman anglais, et il faut leur rendre cette justice que ce n’est pas là la partie la moins réussie de leur oeuvre.
Si vous le voulez bien, nous allons entrer avec eux dans la famille Crusoé, au moment même où l’heure du thé fait remarquer à chacun l’absence du fils de la maison. C’est un intérieur patriarcal que celui où nous pénétrons : le père fait des lectures pieuses, la mère file en chantonnant, et les jeunes filles rêvent aux amoureux qui semblent s’oublier au dehors. Cela ressemble à un chapitre de Walter Scott mis en action.
Décidé à faire de son fils un homme de loi, le père s’est résolu à vendre jusqu’à la dernière parcelle de ses biens pour lui acheter une charge de procureur ; pourtant le jeune garçon nourrit d’autres idées. Elevé dans une quasi-pauvreté, il rêve la richesse pour ses parents, et surtout pour une jeune cousine, enfant adoptive de la maison, Edwige, qu’il aime de toute son âme. La richesse ! c’est au loin qu’il la trouvera, et non pas sous la robe d’avocat, dans un petit port de mer du Yorkshire. Les voyages l’attirent ; le navire qui s’éloigne emporte une partie de lui-même ! Le bruit court qu’un certain Jim Coks a fait fortune au Brésil, et cette dernière raison augmente en lui la fièvre du départ. Ni les prières de ses parents, ni l’amour d’Edwige ne peuvent l’arrêter ; le mirage est trop fort. C’est pour eux, c’est pour elle qu’il part : il reviendra, couvrira d’or leurs vieux ans, de joie et d’amour sa jeunesse ; le vent souffle, la mer est haute. Salut, pays lointains ! au revoir, patrie !
Ce premier acte est charmant ; c’est un petit drame intime dans toute sa simplicité. Le rôle de la jeune fille y est empreint de grâce exquise et de sentiment. La partie comique y est défrayée par un couple d’amoureux fort amusants : Toby, ami d’enfance du jeune Robinson, n’ayant jamais d’autres idées que celles de son camarade, et Suzanne, une de ces bonnes Anglaises faisant partie de la famille. Toby part ou reste vingt fois dans le même quart d’heure, selon les variations de son chef de file, mais Suzanne parle la dernière, et, en fin de compte, le pauvre Robinson s’embarque seul.
Le second acte nous transporte dans l’île déserte. Un superbe décor offre à nos yeux la luxuriante végétation des tropiques. La palissade de bambous, la grotte, les échelles, le poteau-calendrier, le perroquet bavard, l’habitation tout entière de Robinson, tout s’y trouve. L’opposition que forment entre eux le premier et le second acte est ravissante. Là-bas tout était sombre, ici tout est soleil ; et, pour que rien ne manque à ces nouveaux horizons, voici venir Vendredi, chantant une mélodie sauvage et bizarre. Vendredi n’est pas l’homme dans la force de l’âge que le livre anglais nous a dépeint ; les librettistes en ont fait un jeune garçon ignorant des choses de la vie. Robinson lui-même n’est plus le rude matelot du roman. C’est un jeune homme regrettant sa fiancée. Le nom d’Edwige sort continuellement -de ses lèvres. Qu’est-ce qu’Edwige ? demande Vendredi. Edwige, c’est l’amour. Qu’est-ce que l’amour ? demande encore Vendredi. Et sur ce texte, le plus délicieux duo qui se puisse imaginer se déroule entre le maître et l’esclave, entre l’homme fait et l’adolescent, entre celui qui aime et celui qui aimera. Rien de charmant comme le groupe de ces deux êtres, dont l’un regrette ce que l’autre désire sans le connaître.
Cependant un navire est en vue, et des traces de sauvages viennent compliquer la situation. Robinson et Vendredi se séparent pour faire des recherches ; c’est ici que la partie comique du livret va reprendre l’avantage, voici comment : Edwige a appris le naufrage de celui qu’elle aime ; accompagnée de Toby et de Suzanne, mariés maintenant, elle est venue à sa recherche. Pris tous les trois par la tribu des Pieds-Verts, ils sont condamnés à être mangés, lorsque, par bonheur, ils retrouvent au milieu des sauvages, affublé, tatoué comme eux, le pauvre Jim Coks, qui, loin de s’être enrichi, tient la place de cuisinier du grand chef. Sa mission est de régaler sans relâche ce maître cruel sous peine de s’offrir lui-même en sacrifice. Cependant la marmite fatale sera presque pleine avec un seul prisonnier. « On comblera le reste avec de la réjouissance, » dit Jim Coks, et il s’offre à sauver l’une des victimes. De là un duo très-comique entre les deux époux, dont la lune de miel est passée, et qui combattent de générosité en sens inverse à qui sera épargné. Fort heureusement Vendredi arrive à temps, et de deux coups de pistolets, les tonnerres, comme il les appelle, met la tribu en fuite ; tout le monde est sauvé.
Au troisième acte, nous sommes dans la grotte. Robinson n’est pas encore de retour. Vendredi a ramené les prisonniers, mais la leçon d’amour a produit son effet, il n’a pu voir la jolie Edwige sans l’aimer ; et quand plus tard Robinson lui apprend que l’amour ne se partage pas, le pauvre enfant, qui prenait sa part du malheur de son maître, ne peut comprendre que celui-ci refuse de lui donner la moitié de son bonheur. Il veut se venger, ce qui prouve bien que l’amour naissant est plus fort que la plus vieille amitié. Mais Jim Coks, qui est un rusé compère, lui apprend que l’amour offre des compensations, et les lui montre en la personne de la gentille Suzanne. Celle-ci, dans l’intérêt général, se laisse faire, et le jeune et curieux Vendredi redevient l’ami de tout le monde, même du mari.
Dois-je vous dire qu’une partie de l’équipage est en révolte, que Vendredi va prévenir et délivrer celle qui est restée honnête, et que cette dernière vient au secours de nos amis, enfin que tous repartent pour l’Angleterre à la satisfaction générale ? Il est très-rare que le dénoûment soit la partie intéressante d’un opéra-comique. Celui-ci rentrant dans la règle ordinaire, je ne vous en parlerai pas plus longuement, et nous passerons, si vous le voulez bien, à la partie musicale.
C’était une grosse affaire pour M. Offenbach, le compositeur ordinaire des Bouffes, des Variétés et du Palais-Royal, de venir essayer son luth sur la scène de l’Opéra-Comique et de l’accorder au diapason d’une grande et noble harpe. On pouvait craindre qu’il n’éprouvât des défaillances.
Eh bien, non ! il faut être juste et savoir gré des efforts plus sérieux tentés par un compositeur aussi gâté par le public que l’auteur des Bavards et de la Grande-Duchesse.
Une voie nouvelle s’ouvre devant M. Offenbach, et nous croyons pouvoir affirmer que sur ce terrain plus élevé ses forces ne le trahiront pas. Dès aujourd’hui on peut dire que le maestro populaire est entré dans une seconde manière. Il est resté mélodique, mais sa phrase a pris de la rondeur, de l’ampleur, de la distinction ; le burlesque a fait place à une gaieté de meilleure souche. Le sentiment juste, le charme qu’on avait vu naître dans la chanson de Fortunio ont gagné de la maturité et sont arrivés parfois très-haut dans sa nouvelle partition. L’art de l’orchestration qu’il a toujours possédé, a pris aussi un plus complet développement. On y sent le désir de prouver une valeur plus profonde ; des effets nouveaux dénotent le chercheur ; la connaissance des timbres y est portée très-loin ; l’ambition s’y montre de temps en temps, mais elle est couronnée de réussite, et le succès prend force de loi.
Le morceau symphonique qui précède le lever du rideau n’est pas à proprement parler une ouverture ; c’est pourtant plus développé qu’une introduction, et cela résume le sujet en ce qu’on y trouve une phrase conservant toutes les allures de la musique civilisée et une danse de sauvages très-colorée, a l’indienne. On peut donc pressentir dès ces premières pages qu’on va assister à des tableaux de différentes natures, et l’opposition que ce double point de vue comporte a été fort bien obtenue par le compositeur. Le premier thème est emprunté à l’air de Robinson rêvant les voyages et désirant les richesses. L’orchestration en est vague comme un mirage, tout en se conformant aux élans fugitifs d’une ambition inassouvie. Le chant qui passe de la clarinette au hautbois est noble et inspiré ; puis la danse sauvage éclate vive et bizarre, avec ses réponses d’instruments à vent et ses notes mineures dans les basses. Félicien David, le musicien orientaliste, n’eût pas fait mieux, et ce n’est pas du reste la seule fois que nous pourrons établir une comparaison de facture qui prouve que M. Offenbach, tout en sachant conserver la personnalité qui lui est propre, parvient à plier son talent toujours souple à une certaine dose d’assimilation. Cette courte ouverture se termine par un solo de cor qui a valu à M. Baneux des applaudissements bien mérités.
Le premier acte débute par un quatuor finissant en quintette et dans lequel l’air de ténor, qui a servi de thème à l’ouverture, se trouve intercalé. Ce long morceau est traité d’un bout à l’autre avec une grande autorité de facture. C’est de la belle et bonne musique d’opéra-comique, finement scénique et bien coupée. On peut y remarquer une phrase pleine d’ampleur, dite par le père (Crosti) et fort habilement accompagnée par le trio des trois femmes. Quant au chant de Robinson, d’abord entendu dans la coulisse et venant se conclure sur la scène, il offre une très-jolie phrase sur ces mots : Voir, c’est avoir, ainsi qu’une période imitative du plus bel effet sur le navire en partance. Les violoncelles de M. Tilmant feraient, ma foi, de fort habiles matelots, si l’on en juge par la manière dont ils savent rendre le sillage d’un vaisseau. Le quintette devient alors charmant. Sur ces paroles :
On voulait le quereller,
On se laisse ensorceler,
arrive une piquante diversion ; puis la coda se présente alerte et pimpante et la musique fait place au dialogue, en laissant la plus heureuse impression à l’auditeur encore sur la défensive.
Voici venir du reste le morceau qui doit rompre la glace. C’est la ronde du Dimanche, fort bien enlevée par Mlle Cico (Edwige) et à laquelle tous les personnages répondent avec de charmants détails. Il y a là une rentrée délicieusement trouvée. « C’est de l’Offenbach, » entendions-nous dire. Oui, c’est de l’Offenbach, mais de l’Offenbach passé au crible , et je ne connais que la ronde des Porcherons qui puisse, par son entrain et sa distinction, être comparée à celle-ci. Aussi quel succès et quel bis formidable ! La glace est bien décidément rompue et le spectateur désormais s’est livré sans réserve.
Une ariette de Mlle Girard (Suzanne), qui pour faire peur à son amoureux lui raconte les malheurs de Tom, Thomas et Tommy, mérite être mentionnée ; mais j’ai hâte d’arriver à un grand quatuor qui me semble l’une des parties le plus sérieusement traitées de la partition. Toute la famille apprenant que Robinson veut partir se livre au désespoir ; cependant le père, qui a surpris l’amour d’Edwige, compte sur elle pour retenir le fils fugitif : dès lors l’espérance revient au cœur de chacun. Ce touchant épisode a parfaitement inspiré le musicien qui, de suite, se montre au niveau de la situation. Le premier andante, Ah ! c’est bien mal, est fort ingénieusement combiné. Les trois voix de femmes, se mariant dans de jolis ports de voix, ont vraiment l’air de pleurer sur un motif large de la basse. Après ce bel ensemble survient une romance de premier ordre ; c’est la réponse d’Edwige à cette interrogation du père : Aimes-tu Robinson ? Le motif en est pur comme l’amour qui se sent naître, et sur ces mots : Si c’est aimer, je l’aime ! la salle entière a salué et bissé d’enthousiasme la présence d’une de ces perles musicales qui se rencontrent rarement dans l’écrin d’un compositeur. Le quatuor reprend alors et le mouvement final, Quel bonheur ! quel bonheur ! se montre digne de tout ce qui précède.
Le duo entre Robinson (Montaubry) et Edwige, sauf l’andante, me paraît moins heureux. Les effets dramatiques y sont un peu lourds, un peu ambitieux ; le cœur n’a pas assez guidé la main du musicien, et la strette à la Verdi qui termine ce morceau manque peut-être de la distinction remarquée jusqu’ici. La somme de mes louanges me permet cette petite critique ; cependant, pour ne pas me brouiller avec M. Offenbach au moment où le rideau tombe, je suis enchanté de pouvoir citer un rondo syllabique chanté par Ponchard (Toby) :
Mon bon ami,
J’ai réfléchi,
d’un comique de fort bon aloi et qui coupe agréablement la fin un peu sérieuse de ce premier acte.
Vous n’avez pas oublié qu’ici nous franchissons les mers. Le compositeur prépare son public par un entr’acte symphonique très-développé, destiné à faire pressentir les merveilles du nouveau monde. C’est un portique du plus grand style où les chants d’oiseaux se mêlent aux guirlandes des forêts vierges, où la rêverie vous berce, où les ingéniosités d’orchestration vous captivent. Une note persistante des cors et des bassons vous pénètre et accompagne de sa poésie indolente une phrase large déclamée par les violoncelles ; c’est fort beau. Tout ce tableau d’ailleurs sera très-coloré. Voici d’abord l’air de Robinson, Salut chaumière ; voici l’entrée de Vendredi (Mme Galli-Marié) sur une chanson indienne des plus originales : Tamayo, mon frère ; voici enfin le joyau de la partition, le duo entre Robinson et Vendredi, où l’on retrouve comme un parfum de Meyerbeer dans le tour mélodique et dans les timbres d’accompagnement. Ce duo est délicieux. La première partie avec les réponses de Vendredi est une caresse qui vous charme , et quand le dernier mouvement commence sur ces deux vers :
Le concert des oiseaux chantant sous la feuillée
Est moins doux que la voix de la femme adorée,
on se sent envahir par une émotion immense et comme entouré d’une voluptueuse atmosphère.
Dans cette situation vraiment très-neuve, le compositeur s’est montré sous un nouveau jour. Jusqu’ici on avait pu s’habituer à ne considérer M, Offenbach que comme un aimable et spirituel musicien. Aujourd’hui, si l’on croit devoir lui contester encore la corde dramatique et passionnée, il faudra du moins lui accorder sans conteste la fibre contemplative et communicative.
Les oppositions sont fréquentes du reste dans l’enchaînement des morceaux, et nous allons avoir à citer dans le second tableau du deuxième acte des pages essentiellement comiques. C’est tout d’abord la chanson du Pot au feu enlevée avec une bouffonnerie adorable par Sainte-Foy (Jim Coks) et qu’on a fait répéter par acclamation. Les paroles en sont fort drôles, jugez-en par l’échantillon :
Je prends un vase de terre
Au ventre bien arrondi ;
J’y mets vingt litres d’eau claire
Et le morceau favori.
Il est vrai de dire que la musique s’y adapte avec infiniment de tact et d’esprit. Ici pas de jeux sur les syllabes, pas de mots dénaturés, pas de cris ni de contorsions, mais le genre bouffe dans ce qu’il a de plus naturel et produit par la force seule de la phrase musicale. Le duo qui suit entre Ponchard et Mlle Girard joint au même mérite d’invention une réelle valeur de facture. C’est un morceau charmant et amusant au possible. Nul doute qu’il ne devienne de grande mode dans les concerts.
Nous voici arrivés à la partie la plus vaste de l’oeuvre. Nous entrons presque dans les proportions du grand opéra, et M. Offenbach nous y conduit avec une autorité incontestable. Des danses, des chœurs, une marche du sacrifice, un finale dramatique très-développé dans lequel passe un grand air d’Edwige fort applaudi, voilà le programme de la lin du deuxième acte. Au milieu de tout ceci, la marche vous étonne par son singulier et hardi caractère, et l’andante du grand air : Joyeux matelots, avec son accompagnement de tierces persistantes, vous berce et vous transporte au milieu de l’Océan par une belle nuit des tropiques. Edwige, destinée à être offerte en sacrifice au grand Esprit, a dû prendre un breuvage qui la jette dans le pays des rêves. Elle croit retrouver celui qu’elle aime et l’épouser au milieu des fêtes et des danses. De là une strette en forme de valse, fort brillante, et qui termine avec éclat ce finale très-mouvementé.
Un charmant morceau symphonique très-court et très-finement écrit précède le troisième acte et rappelle la ronde du Dimanche. Ceci est tout à fait écrit pour les échos de la salle Favart ; de même que la délicieuse berceuse qu’on entend au lever du rideau, murmurée à ravir par Mme Galli-Marié, et à laquelle un accompagnement obligé de violoncelle prête un charme infini. Comme pour se faire valoir l’une par l’autre, Tient, immédiatement après, une piquante ariette de Mlle Girard, tellement originale avec sa note de harpe tombant comme une goutte d’eau sur chaque temps de la mesure, tellement fine, tellement simple et pourtant tellement nouvelle, qu’ici encore le bis s’est fait entendre universel et persistant. Mlle Girard a dû s’exécuter de bonne grâce et l’on a pu réapplaudir la jolie phrase inspirée par ces paroles :
Oui, c’est un brun,
Mais c’en est un
De la rive lointaine.
Signalons un beau trio d’un effet grandiose se terminant en sextuor et ramenant d’une façon charmante la jolie ronde du premier acte. Citons aussi les couplets très-colorés de Mme Galli- Marié :
Maître avait dit à Vendredi.
La jalousie, la rage, la vengeance ont fait invasion dans le cœur du jeune sauvage, et Mme Galli-Marié, qui sait si bien faire vibrer toutes ces cordes, a trouvé là un de ces effets dont elle est sûre. Le public le lui a témoigné de reste et la salle était encore toute frémissante quand un joli quatuor, Veux-tu, mon bonhomme ? est venu rasséréner les cœurs et établir un succès de plus. Nous n’avons plus maintenant à signaler que le finale, précédé d’un chœur de matelots peut-être un peu trop développé.
S’il fallait compter les excellentes choses de cette partition, on pourrait presque tout citer. Si l’on voulait seulement parler des inspirations de premier ordre qui s’y trouvent, on arriverait encore à un bilan que peu d’ouvrages comportent. C’est donc un succès pour M. Offenbach, et le soin qu’il a mis à écrire sa nouvelle oeuvre prouve qu’il attachait beaucoup de prix à cette épreuve importante. Qu’il soit donc satisfait ; le public lui a donné gain de cause. Comme dans la Grande-Duchesse, le fusilier Fritz est passé général.
L’exécution ne mérite que des éloges. En tête, Mme Galli-Marié, pour laquelle chaque création est maintenant un triomphe. Le rôle de Vendredi était peut-être un écueil ; il sera certainement le point de mire de la pièce. Elle le dit, elle le chante, elle le joue en grande artiste qu’elle est. — Mlle Cico prête au type charmant d’Edwige toute la distinction de sa personne. Comme chant, elle s’est surpassée, et sa voix est revenue à ses plus beaux jours. — Quant à Mlle Girard, c’est la plus fine commère que je connaisse ; il n’y a qu’elle pour lancer le mot, pour détailler la phrase musicale, pour captiver son public comme elle le fait. — Montaubry, à la première représentation, ne jouissait pas de tous ses moyens ; il a mis un véritable dévouement à ne pas faire ajourner cette solennité. — Sainte-Foy est plus amusant que jamais ; il s’est composé une tête impossible de sauvage, et il aurait fait la fortune d’un Barnum à l’Exposition universelle. Ponchard aussi lutte de verve et de drôlerie et il gagne vraiment tous les jours comme comédien. — Mme Révilly et Crosti remplissent on ne peut mieux, et avec toute l’abnégation nécessaire, les rôles secondaires des vieux parents. C’est un ensemble complet, comme vous voyez ; chacun coopère à l’effet général.
La direction a monté cet ouvrage avec un soin tout particulier et l’on doit aussi toutes sortes de félicitations à M. Mocker pour le talent déployé par lui dans la riche mise en scène de la halte des sauvages. Le décor est saisissant et les feux qui brûlent de tous côtés éclairent, d’une manière très-pittoresque, les groupes bizarres de la tribu des Pieds-Verts. Les costumes sont d’une grande richesse et fort bien étudiés. L’orchestre a courageusement manœuvré pour une première épreuve. Les chœurs ont chanté assez juste. Le public a applaudi avec ensemble, a poussé des bis de Stentor, et rappelé tous les artistes à la chute du rideau.
Et pourtant, il faut le dire, une certaine partie de l’auditoire semblait être venue avec la conviction que le maestro Offenbach ne peut essayer ses forces au-dessus de son genre habituel. Une Belle Hélène, une Grande-Duchesse, n’eussent point étonné ces disciples du parti pris. Laissant de côté ce qui les eût charmés dans un autre milieu, ils n’ont même pas écouté les meilleures choses, réservant leurs tendresses stéréotypées pour les parties les plus légères de l’oeuvre. Cela nous a peiné parce que les efforts d’un artiste sont toujours respectables. L’art n’est qu’une ascension perpétuelle, puisque personne n’en connaît le sommet. Laissez donc monter celui qui en a le courage, et tendez-lui la main, sans vous fermer les yeux, sans vous boucher les oreilles.
Paul Bernard.