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Les théâtres

L’Illustration – Samedi 30 novembre 1867

(...)

Maintenant, aux nouveautés de la semaine. Le grand événement musical, c’est la représentation du Robinson Crusoé de MM. Cormon et Crémieux, avec la musique d’Offenbach. Un mot d’abord du livret. S’il s’était renfermé dans le cadre de l’œuvre de Daniel de Foë, je ne vous en parlerais pas. Vous connaissez l’anecdote, comme disait ce monsieur en parlant de la mort d’Henri IV. Mais MM. Cormon et Crémieux ont fait des variantes sensibles au roman : ils l’ont simplement changé du tout au tout. Au premier acte, nous sommes dans une famille anglaise, dans ce home hermétiquement fermé où fleurit dans toute sa simplicité le bonheur domestique. Rappelez-vous le Vicaire de Wakefield en ses premiers chapitres, voilà le milieu où vit Robinson, et où il s’ennuie fort de cette vie patriarcale où on chante la Bible. Ce qu’il lui faut, à lui, ce sont les aventures, les voyages, les trésors qu’on rapporte des excursions lointaines. L’amour même de sa cousine Edwige ne le retient pas. Si Robinson a lu la fable des Deux Pigeons, la moralité du poétique apologue l’a fait sourire. Il se rit des pleurs qu’il fait couler, de la désolation qu’il va laisser après lui, et il prend passage sur le premier navire. Nous voici avec le second acte dans l’île de Robinson ; voilà le résultat de tous ces rêves, une forêt de lianes, une grotte, un chien, un perroquet, et pour ami, Vendredi. Là, dans cet isolement, était la poésie fait rêver dans notre jeunesse ; le roman, lui, pouvait s’arrêter sur cette situation, mais il faut que le drame marche ; toute l’œuvre de Daniel de Foë est renfermée dans ce premier tableau. Au second tableau, l’île de Robinson a été envahie par les sauvages, ce n’est rien encore ; un navire a fait naufrage ; les malheureux jetés à la côte ont été pris par les Caraïbes. Les voici : ce sont Toby, Suzanne, les amis de Robinson ; c’est Edwige, partie avec eux à la recherche de l’enfant prodigue. Les sacrifices humains au Grand-Esprit vont commencer, et Edwige, en vêtements blancs, va être brûlée sur le bûcher qui s’allume. Nous voilà dans le vieux drame de la Vestale ;il n’y a qu’un coup de tonnerre qui puisse la délivrer. Nous l’avons aussi le coup de tonnerre ; il part des pistolets de Vendredi, qui est là, l’arme à la main, veillant sur les malheureux ; les sauvages s’enfuient à ce bruit, et Edwige délivrée revient à la vie. La pièce pourrait finir là, mais il faut l’acte du retour. Des corsaires viennent piller les trésors de Robinson. Je ne sache pas que Robinson ait ramassé beaucoup de trésors. Mais Robinson a maintenant plus que des amis, il a des défenseurs, un peuple ; les sauvages lui viennent en aide, on fait la chasse aux corsaires, on leur prend leur navire et c’est sur leur propre vaisseau que Robinson, Edwige, Toby et Suzanne font leur rapatriement en Angleterre. Vous le voyez, la pièce est décousue, diffuse ; elle se complique des situations les plus inattendues, elle ne se décide ni pour la bouffonnerie, ni pour la gaieté, ni pour le drame. De tout un peu, voilà son défaut. Mais il fallait donner le plus possible au compositeur et mettre à son aise le talent d’Offenbach.

J’entends dire un peu partout qu’Offenbach doit porter, tôt ou tard, la peine de sa réputation ; qu’il n’aura pas impunément amusé le public sans qu’il en coûte à son talent. L’opinion l’a confiné dans un genre, elle le fait le maître des petits ouvrages, de la musique spirituelle, bouffonne. Pour ne pas se donner un démenti à elle-même, elle a arrêté son avenir avec le mot ; Tu n’iras pas plus loin.

Ce n’est pas juste, et à voir samedi cette salle de l’Opéra-Comique, si sympathique au compositeur populaire d’un genre de second ordre, il était évident que le talent d’Offenbach avait inspiré au spectateur une plus grande confiance. Pour ma part, j’aurais été prêt à affirmer le succès du musicien. Offenbach a la plus précieuse des qualités, le sentiment parfait de la situation ; il est avant tout dramatique, j’entends que sa musique fait corps avec la pièce,et pour me servir d’un mot de la langue du théâtre:elle est toujours en scène. Voyez certains passages d’Orphée, voyez les Bergers, voyez les Bavards et la Chanson de Fortunio, tout cela n’était pas longuement développé, mais il y avait l’indication d’un esprit très-varié, d’un talent de grandes ressources. La partition de Robinson Crusoé en est une preuve. Elle contient de remarquables pages en dehors de la donnée habituelle de l’auteur de la Belle-Hélène ; une fort belle introduction, très-large et très-poétique au second acte, un morceau des plus habilement orchestrés et qui précède le tableau des sauvages.— On me dit qu’il a été enlevé pour dégager la pièce, évidemment trop longue. C’est dommage ; mais Offenbach a voulu trop prouver en un seul ouvrage, il a voulu d’un seul coup sortir de son genre accepté, il a en tort : l’avenir lui appartient ; n’avait-il pas assez, du reste, de quelques morceaux qui ont affirmé assez haut son habileté à se transformer ? Le quatuor au lever du rideau est d’un caractère simple, élégant, charmant. La ronde anglaise, chantée par Mlle Cico, — elle a été hissée, — a une grâce heureusement développée : elle est traitée délicatement dans les voix et dans l’orchestre. C’est un bijou ; c’est une jolie page aussi que l’air bouffe de Ponchard :

Mon bon ami
J’ai réfléchi.

J’aime moins la légende de Tom, Toby et Thomas, chantée par Mlle Girard ; la romance du premier acte de Mlle Cico est heureusement venue, et cet acte tout entier serait sans reproche sans le grand duo, qui contient quelques longueurs. Je vous ai parlé déjà du morceau symphonique de l’entr’acte ; il faut signaler le duo de Robinson et de Vendredi : Il vient un jour. C’est, à mon avis, une des meilleures parties de l’ouvrage. L’air de Sainte-Foy :

Je prends un vase de terre
Au ventre bienarrondi,

est des mieux réussis. C’est de l’Offenbach des Bouffes et des Variétés, celui auquel ne ressemble guère l’Offenbach qui a écrit le finale dramatique de ce second acte. Il a paru un peu long à la première représentation, mais je crois que l’auteur l’a réduit à des proportions plus raisonnables. Le troisième acte renferme deux perles musicales : la berceuse de Vendredi :

Maître avait dit a Vendredi,

et les couplets de Mlle Girard :

C’est un beau brun !

Que conclure de tout ceci ? Que Robinson Crusoé aura un très grand-succès,je n’en sais rien ; mais ce que j’assure c’est que cet ouvrage, qui fait le plus grand honneur au compositeur, promet un maître à l’Opéra-Comique ; l’épreuve est faite maintenant.

La pièce, montée avec le plus grand soin, est convenablement jouée par Montaubry, Mlle Cico et Mlle Girard ; Sainte-Foy y est fort amusant dans le rôle de sauvage par accident, et Mlle Galli-Marié a fait de Vendredi un type, une poétique création. Elle a eu les honneurs de la soirée.

(...)

M. Savigny.

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