Théâtre de la Gaîté.
Le Roi Carotte, féerie en quatre actes et vingt-quatre tableaux, paroles de M. Victorien Sardou, musique de M. Offenbach, décors de MM. Cambon, Despléchin et Froment, costumes dessinés par MM. Lacoste et Thomas.
Voilà deux ans que le Roi Carotte est annoncé à grand renfort de parades, de trompettes et de grosse caisse. On a souvent comparé M. Sardou à un escamoteur, à cause de la prestesse avec laquelle il sait faire passer et repasser, paraître et disparaître une muscade dramatique, des pattes de mouche compromettantes ; mais il n’a pas seulement le talent de prestidigitation des escamoteurs, il possède aussi au suprême degré leur habileté pour attirer la foule ; il a ses Tabarins, ses Bobèches, ses Bilboquets, pour allécher le public.
Aussitôt qu’une œuvre de lui se prépare, ce sont des réclames continuelles, des anecdotes quotidiennes dans toutes les gazettes à cancans. On vous raconte comment l’œuvre a été conçue, comment elle s’est développée, comment elle a été pondue. On vous fait la biographie des acteurs qui doivent figurer dans la pièce, du décorateur, du costumier, du souffleur, du portier ; on vous apprend les pas et les démarches des amateurs qui veulent à tout prix assister à la première représentation. Enfin le grand jour arrive. L’affluence est considérable, les places sont cotées à un taux exorbitant. Toutes les grandes cocottes et les grands cocodès tiennent à se montrer à cette solennité. L’œuvre paraît, la montagne accouche, et il arrive souvent qu’on parle moins longtemps de la pièce après la représentation qu’avant.
Par exemple, il était déjà question du Roi Carotte en 1870, et je doute que l’on en parle encore en 1874. Il est vrai que, par suite des événements, le Roi Carotte a du subir d’étranges modifications. D’abord le personnage qui donne son nom à la pièce devait être, disait-on en 1870, la caricature du vainqueur de Sadowa, et c’est en 1872 la charge du piteux vaincu de Sedan.
Un jeune roi, Fridolin, légitime héritier de l’antique dynastie des tulipes (notez que les tulipes sont de la même famille que les lis, de la famille des oignons), ce jeune sire, dis-je, dépense joyeusement l’argent de ses sujets, se reposant sur des ministres idiots et fripons du soin de gouverner son royaume. Un génie bienfaisant, Robin-Luron, dévoué de tout temps aux oignons, et convaincu que les rois, lorsqu’ils se corrompent, ont besoin, pour redevenir bons, de passer par l’école du malheur, descend sur la terre, se déguise en étudiant, se lie avec le roi, qui court la prétentaine sous un déguisement semblable, et l’excite à de nouvelles folies afin de le faire détrôner.
Ainsi, comme Fridolin est à court d’argent et que ses ministres ne savent plus où lui en trouver, il lui propose un moyen facile de s’en procurer : c’est de vendre les armures de ses ancêtres, enfermées dans un vieux château où personne n’ose entrer, parce qu’on dit le rez-de-chaussée hanté par des esprits et les étages supérieurs habités par une sorcière.
Le feld-maréchal Trac, qui est un poltron, cherche à détourner le roi de cette proposition. Son ancien gouverneur, au contraire, le vieux Truc, qui, ayant été instruit par un magicien, ne croit pas à la magie, l’engage à suivre ce conseil. Fridolin hésite par respect pour ses aïeux, mais Robin le raille de cette superstition. Fridolin, piqué, invite les étudiants à le suivre avec leurs maîtresses dans la salle d’armes du vieux château, et là, en face des vieilles armures, ils rient, boivent et chantent. Tout à coup les armures s’animent et répondent par des chants graves aux chants joyeux du roi et de ses compagnons. Fridolin, ses ministres et les étudiants s’éloignent pleins de trouble. C’est la scène de la statue dans Don Juan amplifié.
Cependant la fée Coloquinte, ennemie des tulipes, a l’idée de susciter à Fridolin un rival tiré de la famille des légumes. Elle fait surgir du potager royal des navets, des radis, des betteraves, et une carotte à qui elle promet le trône des oignons.
Fridolin est fiancé à la princesse Cunégonde, une princesse qui court le monde en quête d’aventure, qui fume la cigarette, qui porte des toilettes tapageuses, qui ne songe qu’à de nouveaux costumes. Nous avons vu des princesses de ce genre. Fridolin en est follement amoureux. Il lui donne une fête splendide. Soudain un prince étranger se présente, suivi d’un nombreux cortége. C’est le roi Carotte. Il est petit, il a les yeux éteints, un nez ridiculement aquilin, des moustaches en croc, les cheveux rares et collés sur les tempes ; il porte un costume militaire. Le jeune roi s’en moque à part ; mais quel est son étonnement de voir toutes les femmes de sa cour et sa fiancée elle-même s’empresser autour de cet affreux gnome, lui sourire et le combler de compliments flatteurs !
Ce hideux personnage éternue au nez des dames, se grise, se jette sur le parquet en valsant, et c’est lui, Fridolin, qu’on accuse d’éternuer, de boire, de tomber. Furieux, il tire son épée pour chasser le monstre qui trouble son palais ; mais ses ministres, ses courtisans, ses gardent se déclarent, comme les dames, pour le nouveau venu. Menacé par ces ingrats, Fridolin s’échappe, accompagné seulement par Robin-Luron et par son vieux précepteur Truc.
La situation où l’on voit Fridolin accusé de toutes les incongruités que commet son rival est empruntée à un conte d’Hoffmann. Elle est peu intelligible de toute façon, mais surtout à la scène, parce que les yeux démentent trop les accusations portées contre le jeune roi.
Au tableau suivant, [1] le royal fugitif et ses deux compagnons Truc et Robin, s’arrêtent dans une auberge de campagne où des paysans fêtent le nouveau roi. Fridolin leur demande pourquoi ils détestent l’ancien ; ils n’en savent rien ; pourquoi ils aiment le nouveau ; ils ne le savent pas davantage. C’est un pays selon le désir des évêques catholiques, où l’instruction obligatoire n’a pas été votée.
Une orpheline de noble maison, Rosée-du-Soir, qui depuis longtemps aime Fridolin sans savoir pourquoi, comme on aime les rois, vient en costume de page le supplier d’accepter ses services. Le jeune roi, touché de ce dévouement, relève le beau page qui s’est jeté à ses genoux, et lui permet de le suivre, ignorant que c’est une femme. Robin le sait et protége Rosée-du-Soir, dont il veut que l’amour pur soit un jour récompensé par l’amour de Fridolin.
Mais voilà que l’auberge est cernée par les troupes qui sont devenues celles du roi Carotte. Heureusement une gaie farandole de paysans distrait les soldats. Robin anime le lion qui sert d’enseigne à l’auberge ; les troupes effrayées se dispersent et nos fugitifs peuvent se remettre en route. Truc dirige leurs pas vers la résidence de son ancien maître, l’enchanteur Quiribibi, dans l’espoir qu’il accordera à Fridolin un talisman assez puissant pour vaincre l’influence de la fée Coloquinte. Quiribibi n’en connaît qu’un de cette sorte ; mais, pour l’indiquer, il exige que Fridolin lui rende d’abord à lui-même le service de le dépecer et de le jeter en détail dans un four embrasé, d’où il se flatte de ressortir rajeuni.
Après bien des façons, Fridolin cède aux instances du vieillard. Le bonhomme séculaire, assis dans un large fauteuil, se fait arracher les jambes, puis les bras, et les fait jeter dans le four ; ensuite il se fait ôter la tête et la fait poser sur une table. De là, cette tête sautillante commande au jeune roi de jeter au feu le tronc, resté sur le fauteuil, puis enfin de le lancer à son tour dans la fournaise. Presque aussitôt Quiribibi revient jeune, fringant, et si pressé de courir après des jeunes filles, qu’il est sur le point d’oublier sa promesse d’indiquer le talisman souhaité ; mais Fridolin le retient.
L’auteur s’est habilement servi, pour cette scène originale, du trompe-l’œil du Décapité parlant.
L’enchanteur apprend à Fridolin que le talisman qui peut le faire triompher de la fée Coloquinte et du roi Carotte, c’est l’anneau de Salomon, enlevé à la prise de Jérusalem par un soldat romain, qui l’a porté ensuite à Pompéï, où il a été enseveli avec tous les habitants de cette ville sous les cendres et les matières volcaniques lancées par le Vésuve. Mais comment retrouver ce soldat enseveli depuis dix-huit cents ans ? Au moyen d’une lampe merveilleuse que Quiribibi donne à Fridolin et qui lui permettra de ressusciter Pompéï.
Voilà nos voyageurs au milieu des ruines de la ville détruite. Ils les saluent par un chant ému ; puis, grâce à sa lampe, Fridolin fait soudain succéder à ce site funèbre le forum de Pompéï, plein de lumière et de vie. Les marchands, les esclaves, les affranchis, les bourgeois, les patriciens, les courtisanes avec leurs perruques blondes et leurs chiens teints, les gladiateurs, les soldats, les édiles, circulent et jasent. Des danseuses exécutent un joli ballet. Ce tableau est admirable à voir. Les costumes, dus au pinceau érudit de M. Lacoste, sont pleins de caractère, d’éclat, de fraîcheur. Fridolin trouve l’anneau qu’il cherche et se le fait donner. Mais les Latins menacent les étrangers ; le jeune roi fait rentrer Pompéï dans le néant et repart pour son royaume avec ses compagnons.
La fée Coloquinte avertit le roi Carotte du danger dont le menace Fridolin, armé de l’anneau de Salomon. La princesse Cunégonde espère conjurer ce danger ; elle attend Fridolin, lui persuade qu’elle l’aime toujours et qu’elle a cédé seulement à l’influence magique de la méchante fée. Fridolin, enivré par ses paroles d’amour, se laisse enlever l’anneau. Ce talisman entre les mains d’une femme est sans pouvoir, mais le jeune roi est de nouveau livré à la puissance de la fée Coloquinte. Elle le précipite dans les entrailles de la terre. Un nouveau talisman, que Robin fait trouver à Rosée-du-Soir, leur permet de rejoindre le jeune roi au milieu de la république des fourmis, une république modèle. De là, les voyageurs passent dans le royaume des abeilles, où ils assistent à la fête des insectes, un ballet des plus étincelants et des plus gracieux.
Fridolin et ses fidèles compagnons s’embarquent pour retourner encore dans leur pays. La méchante Coloquinte leur fait faire naufrage ; mais, en sauvant des flots son beau page, le roi découvre que c’est une femme et lui donne tout l’amour qu’il égarait sur Cunégonde. Ils ont abordé dans l’île des Singes, où ils retrouvent Robin, Luron et le vieux Truc, à qui les singes font subir quelques-unes des émotions du Polydore Marasquin de Léon Gozlan. Enfin Fridolin revient dans sa patrie. Le peuple mécontent prend parti pour lui. La princesse Cunégonde et les ministres effrayés demandent au roi Carotte des ordres énergiques ; il ne leur répond que par des regards hébétés. Ils le traitent d’abruti. Cunégonde indignée s’écrie que puisqu’il est lâche, elle le lache !
Fridolin remonte sur le trône de son père et donne sa main à Rosée-du-Soir, Cunégonde est renvoyée chez ses parents. La fée Coloquinte est précipitée dans un abîme par un génie supérieur. Le roi Carotte, redevenu un simple légume, est gardé pour un prochain pot-au-feu. Des chants d’allégresse terminent cette pièce, où il y a surabondance de merveilles pour les yeux et trop peu d’aliments pour l’esprit. Les décorateurs, les peintres de costumes, les maîtres de ballet, les danseuses, méritent de grands compliments ; nous n’en voyons qu’un seule à adresser à M. Sardou, c’est de s’est au moins abstenu du bas comique et des grossières équivoques que l’on a eu à reprocher aux dernières bouffonneries. Quant à la musique, nous en laissons l’appréciation à notre collaborateur Comettant, beaucoup plus autorisé que nous en semblable matière.
Nous ne voulons pourtant pas oublier les acteurs, qui ont tiré le meilleur parti possible de rôles fort incomplets. M. Masset est élégant et distingué dans le rôle de Fridolin ; Mlle Seveste, gracieuse dans celui de Rosée-du-Soir ; Mlle Zulma Bouffar est un gentil lutin ; Mlle Judic, une Cunégonde bien jolie et pleine de désinvolture. Rien de plus drôle que M. Alexandre dans le personnage du bonhomme Truc, s’efforçant de gagner l’amitié des singes et les bonnes grâces des guenons.
E.-D. de BIÉVILLE.