M. Offenbach vient d’adresser la lettre suivante à MM. les membres du Comité de la Société des auteurs dramatiques :
Messieurs,
J’ai l’honneur de vous faire savoir que, depuis plusieurs semaines, un café-concert s’est emparé de l’une des pièces de mon répertoire à mon insu et au détriment de mes intérêts matériels et moraux.
Je vous demande pardon, messieurs, de vous entretenir de cette mince affaire ; je sais que vous n’avez guère le temps de vous occuper des petits compositeurs comme nous, et vous me répondrez sans doute que, si un café chantant avait osé profané une pièce émanant de l’un des membres du Comité, vous vous seriez levés avec ensemble pour protéger la Société menacée et réintégrer l’art dans son milieu véritable. Je sais aussi que les compositeurs de musique ne sont représentés que par un seul confrère au sein de votre Conseil et que, par conséquent, ils n’ont pas la liberté de parler trop haut ; mais l’année dernière vous m’avez si bien rappelé quelles étaient mes obligations que, aujourd’hui, il me serait agréable de connaître mes droits.
Je croyais, entre autres, avoir celui d’être protégé par vous, et je croyais aussi vous avoir confié mes intérêts, en abdiquant mon indépendance entre vos mains ; car je le répète, depuis quelque temps, on m’exécute Dieu sait comme, Dieu sait où, et votre devoir était d’empêcher cet étrange abus, ou, tout au moins, de m’en prévenir. Vous n’avez fait ni l’un ni l’autre et, au fond, je crois que vous ignoriez ce fait fâcheux pour moi à tous égards.
Votre vigilance, messieurs, est occupée ailleurs. Il vous importe avant tout de savoir si nous ne prêtons pas le flanc à quelque sentence arbitrale qui permettrait à la Société d’encaisser une amende. Si l’un de nos confrères donne, au jour de l’an, un sac de bonbons à la femme d’un directeur, le Comité se demande avec raison s’il n’y a pas là un fait de corruption, la rémunération déguisée d’une collaboration illicite ; si, au contraire, un auteur donne à un directeur un conseil de mise en scène et que ce directeur lui offre un cigare, le Comité recherche, à bon droit, si l’auteur n’a pas fait acte d’employé et si le londrès ne constitue pas un salaire.
S’il y a un doute, vous en accordez le bénéfice à la Société, car votre maxime, très juste et surtout très féconde, est qu’il vaut mieux condamner un innocent que décharger un coupable ; dans le premier cas, on ne blesse qu’un individu ; dans le second, on nuit à la Société tout-entière. Mais enfin, messieurs, vous pourriez sans inconvénients dédoubler cette surveillance qui, d’ailleurs, est presque inutile (les transactions secrètes entre auteurs et directeurs échappent généralement à vos investigations). Moins d’activité dans la poursuite, un peu plus dans la défense.
Votre président, messieurs, est en quelque sorte notre père, il en a du moins les deux prérogatives principales : il châtie et protège ! Mais, si je ne dois connaître de lui que les verges, je préfère, je l’avoue, redevenir orphelin.
J’ai l’honneur d’être, messieurs, votre respectueux serviteur.
J. Offenbach.
Jules Prével.