Feuilleton du Constitutionnel, 26 déc.
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– C’est un éternel objet de rire que de voir Jupiter prenant du tabac ; Minerve coiffée d’un casque de pompier ; Mars harnaché d’un buffleterie de garde national ; l’Olympe dépoétisé et ravalant sa divinité aux plus vulgaires habitudes des temps modernes a fourni des milliers de caricatures amusantes ; rien de plus grotesque qu’un héros fameux de l’antiquité travesti en mortel comique.
Accuser de sacrilège les esprit railleurs qui, de nos jours saccagent sans remords la Mythologie, l’Enéïde, l’Iliade et l’Odyssée ne serait pas juste. Le reproche doit remonter plus haut sans aller au-delà de Scarron, qui n’a pas fait tant de façons pour badiner avec Virgile.
L’antiquité est tellement grande qu’elle est au-dessus même de notre respect.
Elle survit aussi bien à nos irrévérences qu’à nos imitations convaincues, et les perruques dont ses héros furent coiffés par Racine n’ont pas plus altéré son indestructibles tradition que les oripeaux carnavalesques dont les habille Offenbach.
Honorée ou ridiculisée, elle doit rester immortelle.
Dès le commencement du XVIIIe siècle, s’agitait déjà la question de la jeter à l’eau et de la noyer. Cette velléité barbare souleva des tempêtes. Parmi les défenseurs de l’antiquité, qui se distingua par sa verve et son énergie ? – Arlequin. Au théâtre de la foire ; il se déclara textuellement : Arlequin, défenseur d’Homère, fils de Charitidès, comptait parmi ses élèves Parssiton Gueulardès et Tapemodernos et fesait [1] crier aux gens suspects : Vivent les Grecs.
Ce courageux procédé fait d’autant plus d’honneur à Arlequin qu’Homère n’en avait pas besoin.
De nos jours, l’Odéon est le seul temple ouvert au rite de cette religion transmise par Arlequin : tous les vendredis – jour maigre, – il fait, pour la pénitence de ces coquins d’étudians, psalmodier en faux bourdon une tragédie classique et prend, à l’occasion de ces agapes de l’antiquité, des airs hypocrites de Tapemodernos.
Si donc MM. Ludovic Halévy et Meilhac et leur complice Offenbach ont manqué de décence envers l’antiquité, ils auront affaire à maître Arlequin, défenseur d’Homère, et à l’Odéon, mais ils seront encouragés dans leur profanation par un public sans préjugés et qui vient de rire d’un rire retentissant, d’un rire, – on peut le dire à propos, – homérique, au tableau des aventures de la Belle Hélène.
Arlequin seul dans un esprit de critique malveillante et de dénigrement, pourrait entreprendre l’analyse de cette Iliade burlesque, relever chaque outrage commis par les auteurs contre les règles d’Aristote dont ils affectent de ne pas se soucier : mieux vaut les amnistier tout en reconnaissant qu’ils ont choisi les personnages les plus poétiques et les plus vénérés, Ménélas, Calchas, Agamemnon, Achille, Oreste, les Ajax, Pâris, Hélène, pour les livrer au ridicule et à la déconsidération. C’est à donner sa démission de héros. Ces messieurs racontent et chantent sans pitié : les infortunes conjugales de Ménélas et les frasques de la Belle Hélène, et il faut le dire, c’est avec un très grand bonheur que cette histoire s’est reproduite au théâtre, sous ce nouveau travestissement.
Aussi profanateur que ses complices, Offenbach a manqué, avec intention manifeste, l’occasion de faire une musique ennuyeuse et appropriée à la grandeur du sujet. Il est resté le musicien original, inventif, amusant et mélodiste, laissant à Wagner, le véritable TAPEMODERNOS, la liberté de faire sur la Belle Hélène une musique de vendredi conforme aux doctrines d’Arlequin Bouquinidès.
Offenbach est tout lui-même dans cette débauche sans pareille, au milieu de laquelle brillent de fraîches et suaves inspirations ; tous ces morceaux de caractères différens nous ont trop frappé au passage pour que nous hésitions à les signaler en détail, ce sont :
Les couplets de Dupuis au premier acte ; l’entrée des rois avant le concours des trois beautés, le roi Barbu qui s’avance, avec la repris du chœur et le finale avec sa strette, où Dupuis produit un effet singulier dans cette phrase : Pars pour la Crète !
Au deuxième acte, les couplets d’Hélène : Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu à faire ainsi cascader ma vertu ? Le duo du rêve et le finale, dans lequel se remarquent un rythme de polka et un mouvement de valse interrompu par le cri des rois à Pâris : File, file, file, plus vite que ça.
Au troisième acte, d’autres couplets d’Hélène, un trio bouffe avec un andante, parodié de Guillaume Tell, des couplets d’Agamemnon et une conclusion à l’italienne ; les couplets du grand augure et le finale qui n’est qu’une redite malicieuse du finale du premier acte : tous les personnages disent à Ménélas : Pars pour la Crète, et la Belle Hélène : Pars pour Cythère.
Un délire ingénieux, une furie spirituelle animent toute cette partition, une des meilleures d’Offenbach ; elle rayonne de joie, de succès, de popularité. On la chante, on la danse, comme une revanche gagnée par le goût parisien contre l’école de l’ennui. Elle a trouvé, dans un théâtre peu préparé à des exécutions musicales, une troupe intelligente et forte sur les effets comiques. Pas un artiste n’a failli ; Dupuis a été parfait dans le rôle de Pâris, et, de sa voix légèrement voilée d’un enroûment sympathique, il a dit ses couplets avec une adresse merveilleuse. Mlle Schneider, c’est Hélène, avec ses cascades homériques, charmante, naïve et infidèle ; nous avons retrouvé l’actrice de verve, la chanteuse de fantaisie, la diseuse de mots qui n’a pas d’égale. A côté d’elle, la jeune Silly, galamment travestie en Oreste court vêtu, a su ajouter, à d’heureux effets de scène, un effet de jambes non moins heureux. Couder s’est tellement identifié avec le rôle d’Agamemnon qu’on croit l’entendre dire : Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille. Ajoutez MM. Kopp, Grenier, Guyon et Hamburger, costumés à la manière de Daumier et de Gavarni, vous aurez la plus belle galerie de caricatures, et la mieux composée pour couler à jamais l’antiquité, si elle n’était insubmersibles.
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Nestor Roqueplan.