Le Docteur Ox, – opéra-bouffon, livret de MM. Philippe Gille et Mortier, musique de M. Offenbach.
La pièce jouée aux Variétés devait tout naturellement commencer par le petit conte d’où elle est tirée : Une fantaisie du docteur Ox. C’en était comme la préface obligée ; et si j’ai été dans la nécessité de lire le livre afin de m’ouvrir un libre accès au théâtre, j’en fais à présent mes humbles excuses à l’auteur, en y joignant mes compliments les plus sincères. Son conte a toutes les grâces du genre, et son apparente légèreté n’est dans la rapidité d’un récit de moins de cent pages, que l’art d’en déguiser deux qualités contre lesquelles est toujours plus ou moins en garde un lecteur français : le sérieux et la profondeur.
Dans une transformation du roman, qui est son œuvre et l’originalité de sa manière, M. Jules Verne a imaginé de faire jouer à la Science le personnage intéressant et dramatique. La physique et la chimie – devenues dans ses merveilleuses histoires des divinités de l’Olympe des inventeurs – interviennent dans une action surnaturelle, laquelle s’explique tout naturellement par le jeu et l’association des forces de notre univers ; la seule machine aveuglément obéissante des fictions du romancier – c’est l’homme.
L’auteur de « Cinq semaines en ballon » a découvert du haut de son aérostat, une ville destinée à rester inconnue dont il a dressé la carte : C’est la cité flamande de Quiquedonne. Le Quiquendonien naît et meurt ; l’entre deux de ces deux Etats, c’est-à-dire la vie, qui se manifeste par le mouvement, n’existe pas pour ce peuple singulier. Son gouvernement patriarcal possède néanmoins une foule d’institutions qui sont autant de lettres mortes. Il est administré par le bourgmestre Van Tricasse, ayant pour bras droit le conseiller Niklausse, lesquels assistés du conseil municipal, mettent en délibération les affaires urgentes qui ne doivent recevoir aucune solution. La halle aux cuirs brûle depuis six semaines et une fuite d’eau inonde le bas quartier de la ville : Van Tricasse et son compère se bornent à regretter que l’inondation ne se soit pas produite au-dessus de la halle aux cuirs dont l’incendie persiste, bien qu’on en ait causé beaucoup déjà dans le Conseil. La tour d’Audenarde fléchit visiblement sur sa base séculaire ; mais aucun Quiquendonien ne s’étant plaint encore d’avoir été enseveli sous ses décombres, il est sage d’attendre un malheur pour mettre en délibération une mesure quelconque à cet égard.
La lenteur Quiquendonienne a toutefois ses compensations : ainsi la bienheureuse cité possède un avocat unique, Maître Schut, qui n’a jamais parlé, faut de causes à plaider, et un médecin sans confrères, le docteur Custos, qui ne se charge de guérir que les maladies dont on ne meurt pas.
Dans la cité flamande endormie et pétrifiée depuis une douzaine de siècles dans sa carapace vertueuse et patriarcale, la vie, le mouvement, le progrès vont enfin surgir du cerveau d’un homme de génie, d’une « fantaisie du docteur Ox ». Bien avant que la science moderne ne songeât à tirer du creuset des alchimistes les secrets d’où allait sortir la chimie, le docteur Ox a deviné les propriétés et la puissance de deux éléments invisibles de la nature, de gaz qui contient la vie, et celui qui renferme la lumière l’oxygène et l’hydrogène. Il s’est bâti une tour dans Quiquendone ; c’est son laboratoire. Il a obtenu la concession d’éclairer la ville au gaz ; mais c’est là un prétexte dont il amuse la badauderie des Quiquendoniens. Le but réel, son projet caché est de tenter enfin la grande expérience qui soit immortaliser son nom. Grâce à un réseau de tuyaux qui circulent sous les rues souterraines ; et rien qu’en tournant la clef du vaste gazomètre construit dans la tour, le docteur va lâcher dans la nécropole flamande des torrents d’oxygène, et cet air de feu doit y réveiller toutes les activités, toutes les passions de la vie, en les surexcitant jusqu’à la fureur, jusqu’à l’extravagance.
Cette révolution de science est le 89 et bientôt le 93 de l’antique et paisible Quiquendone. Les avocats y parlent ; les médecins s’y improvisent – en deux années, au lieu d’y mettre dix ans, l’Hôtel-de-Ville s’y transforme en corps de garde, trop étroit pour y enfermer les batailleurs et les ivrognes ; Van Tricasse y provoque un duel son ami d’enfant Niklausse, et – comme les malheurs publics sont la suite inévitable des folies des particuliers, – la cité, dévorée au dedans par la Terreur et la guerre civile, est en feu sur ses frontières bientôt envahies par l’étranger !
Le dénouement imprévu est une catastrophe inévitable : le préparateur du docteur Ox, Ygène, ayant mis en contact les deux gaz inflammables, la machine saute, et la ville de Quiquendone, quitte pour la peur, se rendort dans son immuable félicité première.
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Ce joli conte de M. Jules Verne est une satire très fine dans le goût enjoué de Jonathan Swift. De son mariage, dans la pièce des Variétés, avec la princesse caucasienne Prascovia, le docteur a eu beaucoup d’enfants. De lui est sortie, plus nombreuse que la race des Atridés, la famille des Ox, fratricides de la politique qui, depuis un siècle bientôt, saturent d’oxygène les poumons des citoyens et les pauvres cervelles françaises. L’usine à gaz a beau sauter, – aujourd’hui par une révolution, demain pour un coup d’Etat – c’est toujours à recommencer. La tour de Quiquendone existe chez nous, semblable à la « muraille humaine », dont parle Bossuet dans un de ses chefs-d’œuvre oratoire, une tour qui, en s’effondrant, répare ses brèches elle-même. Elle s’élève actuellement à Versailles. L’oxygène s’y accumule à la base de façon à produire les accidents de fièvre chaude, – absolument comme dans le laboratoire circulaire du Docteur Ox. Chaque parti politique occupe, selon son goût ou ses nécessités, un étage de la tour en question.
Les modérés de toutes les opinions aujourd’hui tenus à l’écart du gouvernement, campent sur la plate-forme, où l’atmosphère dégage au moins un air respirable. A l’étage en dessous se tient le centre gauche, non moins inconsolable que la reine de Carthage du départ de M. Dufaure. Un étage plus bas encore, se mesurant de l’œil en se montrant le poing… parlementairement ganté ou non, les deux fractions de la gauche, – celle qui est au pouvoir et celle qui voudrait y être.
En bas, et en somme les maîtres des portes qui donnent accès à la tour, les radicaux Quiquendoniens s’apprêtent à faire le siège des étages supérieurs.
Et voilà comment l’histoire d’une ville chimérique peut, hélas ! devenir notre propre histoire.
Les auteurs de l’opéra bouffon, se donnant des libertés justifiées d’ailleurs par les nécessités du théâtre, ont modifié la donnée et la marche du conte en y introduisant un personnage nouveau, celui de Prascovia. Tour à tour princesse, bohémienne, servante ou jouvenceau flamand, Pascovia est l’Ariane abandonnée du docteur Ox. C’est, sous divers changements d’habit, un cœur qui ne change pas. Toutes les formalités du mariage entre la fausse bohémienne et son infidèle avaient été accomplies au Caucase, sauf le consentement du futur, qui avait pris la fuite pour s’y dérober : trahi par son génie, le docteur accepte la compensation que lui offre l’amour dans le mariage : de prince de la science, il devient prince… tout court en épousant Prascovia.
Les sciences gaies se succèdent avec rapidité et s’enchaînent sans confusion dans les quatre actes et les six tableaux dans l’amusante parodie calquée sur la thèse scientifique et philosophique de M. Jules Verne. La pièce de MM. Philippe Gille et Mortier ne présentait que deux rôles sur le premier acte, cela eût été fâcheux sans la bonne volonté des meilleurs sujets de la troupe, qui se sont partagé les petits rôles afin de concourir à une bonne exécution d’ensemble. Pour des folies de l’école dramatique à laquelle appartient le Docteur Ox, il y a toujours l’imprévu d’un mot drôle ou d’un effet de scène qui est la part de l’improvisation de l’acteur soufflé par le spectateur : c’est un accord tacite entre le plaisir de l’un et le succès de l’autre ; l’auteur en profite sans y avoir mis du sien.
Dans cette nouvelle partition du plus fécond et du plus spirituel des compositeurs d’opérettes, M. Offenbach s’est montré l’égal – de M. Offenbach ; ce qui veut dire que l’heureux et gai musicien a le don de se dépenser sans s’épuiser, et de se recommencer sans se copier. C’est toujours la même facilité légère, la même aisance à traduire une situation ou un couplet comique par un tour de phrase enjoué, cette politesse trop raffinée du compositeur envers le public auquel il veut plaire d’abord, avant de se contenter lui-même.
La musique visant à la popularité exige de l’artiste le mieux doué ces sortes de sacrifices au succès ; je l’accorde et j’en gémis : mais il y a toujours moyen d’attirer à soi la popularité, au lieu d’aller servilement à elle. « J’écris pour la canaille ! » disait en riant Rossini aux détracteurs de ses chefs-d’œuvre de musique bouffe. Mais bien sot qui l’eût pris au mot !
Voulez-vous avoir immédiatement, et sans sortir du théâtre des Variétés, la preuve de ce que j’avance ? Eh bien ! il y a dans la partition du Docteur Ox un morceau très court en somme, auquel la popularité viendra d’elle-même (que dis-je ? elle est déjà venue), une page de musique – vraiment musicale et telle que M. Offenbach n’en a jamais écrit et n’en écrira jamais de plus parfaite : je veux parler des couplets et de la marche des Bohémiens, marche et couplets d’un caractère si mélancolique et d’un tour d’harmonie si piquant ! La mélodie, bercée sur un rhythme [1] original, a d’ineffables balancements. On a redemandé ces délicieux couplets à grands cris à Prascovia qui pour les soupirer, semblait avoir mis son âme sur ses lèvres. Après avoir écouté et applaudi avec le public, me voilà désarmé ; je n’ai plus le courage de reprendre chez le musicien, si heureux cette fois, ses péchés mignons d’habitude, les rhythmes stéréotypés, et les grosses dépenses de sonorité brutale qui se donnent rendez-vous au bal masqué en sortant du théâtre.
Je passe tout de suite à ce qu’il faut louer. Ce sera d’abord le premier chœur, qui nous introduit dans la paie et la sérénité des mœurs Quiquendoniennes. C’est un excellent dialogue de scène finement et spirituellement écrit. Je citerai, après cette jolie page d’opéra-comique, la chanson de la Guzla. Dépouillée, une à une, de ses trois cordes, il reste au pauvre instrument une quatrième corde, et c’est la bonne ! car c’est la voix de Judic, qui est un enchantement. La chanson du Tourtereau et de la Tourterelle, quoique dite avec toutes les cajoleries de l’organe de la chanteuse a produit peu d’effet. En revanche, rien de plus vif, de plus étourdissant d’entrain et de gaieté que le duo charabia entre la fausse servante flamande et le faux ambassadeur de la ville de Virgamen (Prascovia et le docteur). Les chanteurs l’ont redit au milieu d’un accès de fou rire de la salle. La ritournelle en pizzicati de la sérénade de Dupuis est d’un tour musical très piquant.
Avant de parler, chez Prascovia, du talent de l’actrice et de la cantatrice, comment faire le succès de beauté qui a accueilli la femme ? A son entrée en scène, Mme Judic, dans l’attitude et sous le vêtement éblouissant et pittoresque de la Salomé du peintre Régnault, a été saluée d’un cri unanime d’admiration. Figurez-vous quelque chose d’idéalement beau et d’étrangement farouche, une alliance inexprimable de férocité et de grâce ! Vénus ayant pour coiffure la crinière éparse d’une lionne noire ! Junon, dont la chevelure dénouée atteste la vivacité regrettable du maître des dieux dans l’emportement d’une scène conjugale ! Cherchez toutes les comparaisons les plus excentriques, à la condition qu’elles seront les plus charmantes, et vous aurez peut-être trouvé ce que ma plume cherche, sans l’avoir rencontré, hélas ! Bien des jolies femmes, – que vous connaissez, ou même que vous ne connaissez pas – se refuseraient très certainement à l’épreuve de laisser flotter, sur un front dont la réputation est faite les crins emmêlés de la Salomé du peintre ; car elles risqueraient à ce jeu d’être prises pour des mangeuses de poulets crus.
L’art de dire musicalement en disant spirituellement, est l’irrésistible séduction du talent de Judic ; et cet art a à son service une voix du timbre le plus caressant et le plus pur, ce qui permet à la chanteuse de couper au besoin le son en quatre, sans que le fil d’argent casse jamais. C’est en ce genre un chef-d’œuvre de ténuité séraphique que certains traits filés des chansons de la Guzla et de la Tourterelle.
La Fontaine a dit – de cette voix et de ce chant qu’il n’a jamais entendu –, c’est proprement un charme.
Dans son travestissement de servante flamande, la princesse Prascovia se livre, avec un naturel des plus amusants, aux familiarités d’une fille des champs capable, pour peu qu’on l’y pousse, de souffleter un et même dix amoureux. L’actrice, dans ce rôle a métamorphoses, vaut la chanteuse, et toutes deux ont été également fêtées et le seront longtemps.
Les acteurs à la réplique sont Dupuis, Léonce, Pradeau, Baron, Dailly et l’excellente Aline Duval.
Le Docteur Ox et Judic ne feront qu’un seul succès sur l’affiche des Variétés.
Bénédict.