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Théâtres

Le Gaulois – Dimanche 28 janvier 1877

Variétés. — Le Docteur Ox, pièce en trois actes, de MM. Verne, Gille et Mortier, musique de M.Offenbach.

La pièce que nous venons d’entendre est tirée de la nouvelle la plus courte et en même temps la plus réussie du fécond romancier scientifique qui s’appelle : Jules Verne. C’est une perle que cette nouvelle qui n’a pas cent pages et qui contient dix fois plus de matière que dix gros volumes. C’est une perle non-seulement, au point de vue de la conception, mais aussi, comme exécution, au point de vue de la forme.

Rarement les conséquences-paradoxales d’un fait scientifique ont fourni des éléments aussi variés de bonne humeur et de vrai comique. Bien plus rarement encore le développement de ces conséquences a été essayé avec autant d’imagination, de finesse et d’esprit.

Le sujet, vous le connaissez : une ville a chargé le docteur Ox de la doter d’une mine à gaz, et ce savant fantaisiste s’amuse à saturer l’atmosphère d’oxygène pur, de ce gaz étonnant qui rend les gens joyeux et alertes malgré eux, en poussant la vitalité animale et végétale à son paroxysme.

Mais avec quelle science, des contrastes l’auteur a choisi le milieu où cette expérience doit être tentée ! Nous sommes en Flandre, en pleine Flandre, dans ce pays où l’esprit et le cœur humain se dérobent sous l’enveloppe la plus épaisse, où les projets les plus urgents, les décisions les plus nécessaires, les actes les plus instinctifs se mûrissent pendant un quart de siècle. Là voilà, cette ville légendaire dé Quiquendonne, où le bourgmestre van Tricasse et le conseiller. Nicklauss discutent depuis quinze ans sur la question de savoir si on fera réparer ou abattre la porte d’Audenarde, qui menace ruine, où Franz et Susel, qui sont fiancés dès leur enfance, vont tous les mois pêcher à la ligne, avec l’autorisation de leurs parents, et se quittent en se disant :
— Vous savez, Susel, le grand jour approche !
— Il approche en effet, Franz !
— Oui, Susel, dans sept ou huit ans…
— Au revoir, Franz.
— Au revoir, Susel !

Pauvres Flamands ! leur haine du mouvement et de la précipitation va être mise à une rude épreuve : voilà l’oxygène qui se répand dans les conduites ; et tous ces braves gens sont tout à coup dévorés par cette exubérante atmosphère ; ils se mettent à courir, à danser, à secouer leurs gros abdomens, à discuter, à se disputer, à se battre, à traiter de la paix et de la guerre sans rime ni raison ; ils deviennent bruyants, agressifs,ivrognes, libertins, épileptiques...

Certes, quand le volume de Verne est tombé dans les mains des auteurs dramatiques, plus d’un y a découvert les éléments d’une, féerie : Clairville n’a-t-il pas amusé plusieurs générations par le contraste de personnages calmes d’abord, puis subitement pris de vertige et forcés de gigoter par le pouvoir magique d’une fée chagrine ? Mais comment tirer de cette donnée une pièce, une vraie pièce, resserrée en trois actes ? Où sera le lien qui nouera entre eux les mille effets enfantés par la fantaisie à outrance de l’original docteur Ox ?

Ç’a été la tâche de MM. Gille et Mortier, et voici comment ils en sont sortis à leur honneur :

A côté des amours si calmes de Susel, les auteurs ont imaginé l’introduction d’une intrigue amoureuse absolument incandescente. Le docteur Ox, dans un de ses nombreux voyages à l’un de ces pays fantastiques qu’adore Jules Verne, à fait la connaissance d’une princesse circassienne du nom de Prascovia. Il a même presque épousé la princesse, et, si l’union n’a pas été absolument consommée, c’est que le susceptible docteur s’est trouvé offensé de la curiosité intempestive du magistrat de l’endroit, qui lui demandait, d’après la formule légale : Prenez-vous pour femme et légitime épouse la princesse Prascovia, ici présente ?

Ajoutons, d’ailleurs, que le caractère de feu de la princesse n’était pas sans inspirer quelques inquiétudes à sn futur qui redoutait, de donner à la Science, sa véritable maîtresse, une rivale aussi exigeante que
Prascovia. Il va sans dire qu’après son incartade le docteur Ox s’était enfui, suivi de son fidèle serviteur, cet idiot de Ygène, et qu’il, était revenu fort paisiblement dans les Flandres de ses pères, sans manifester aucun remords.

La pièce roule, on le devine maintenant sans peine, sur la poursuite dont le pauvre docteur est la victime. Prascovia a quitté la cour de Perse (?) en compagnie de toute sa famille, du shaoura le maire, qui doit présider à la cérémonie nuptiale dès qu’on aura rattrapé le fugitif, et d’une ribambelle de conseillers plus ou moins intimes. Elle suit les traces du coupable jusqu’à Quiquendonne, et là, sous une masse de costumes différents, au milieu des péripéties les plus insensées, le pourchasse sans pitié de son amour.

Narrer les quiproquos et les mélis-mélos dont les quatre actes du Docteur Ox sont remplis serait une œuvre de géant, devant laquelle nous reculons. Il nous faut seulement dire que le plus grand effort des amoureux ennemis se porte sur la possession d’une fameuse clef-modérateur, qui permet au célèbre inventeur de mesurer la dose d’oxygène qu’il convient de laisser absorber aux pauvres diables de Flamands. Prascovia finit par s’emparer du modérateur en séduisant le crétin d’Ygène, et la précipite dans le seul puits sans fond que l’on connaisse. Elle compte bien par cet acte de trahison rendre l’abus de l’oxygène si périlleux que le docteur Ox finira par devenir odieux à ses compatriotes et se voir refuser la main de Susel. Elle ne recule pas devant l’idée de perdre le savant pour s’assurer l’amant. Oh ! les femmes ! les femmes !

Le plan de Prascovia réussit absolument. Grâce à la perte du modérateur, la fabrication du gaz ne se fait plus qu’au hasard, de sorte que le gazomètre saute avec toute une partie de la ville et de ses habitants. Après une explosion terrible, les spectateurs voient le crime récompensé et Prascovia dans les bras du docteur, ce qui est absolument contraire aux lois théâtrales, qui exigent la punition du coupable et la réhabilitation de l’innocent.

Nous venons de montrer là le squelette même de la pièce, et nous convenons que nos lecteurs seraient en droit de se demander si c’est une donnée bien scénique que celle dont nous venons de leur esquisser les traits principaux !

Ils seraient certainement moins exigeants s’il nous avait été possible de rapporter les mille et une folies dont les auteurs ont égayé le sujet. C’est par les hors-d’œuvre que leur pièce a surtout eu la prétention d’amuser, et il y en a vraiment de très réussis. Nous n’en raconterons que deux ou trois.

Une scène drôle parmi les autres est celle où le conseil municipal de Quiquendonne est rassemblé pour discuter les intérêts de l’Etat ; un mot du capitaine des pompiers donnera la mesure de l’esprit qui anime ces excellents magistrats.

« — Je proteste, s’écrie ce fonctionnaire, contre l’abus qu’on fait des pompes. Toutes les fois qu’il y a un incendie, on les envoie au feu. Cela les abîme ; de telle sorte que, lorsqu’on en a besoin, on ne peut plus s’en servir. »

Tout le reste est du même tonneau.

Nous citerons encore la scène de la tour, qui est du meilleur comique et qui a produit un effet énorme. C’est tout à fait neuf et bien trouvé. Voici en quoi cela consiste :

Le théâtre représente l’intérieur d’une tour sur le sommet de laquelle, presque à la hauteur des frises, le docteur Ox surveille l’effet produit par son gaz. Grâce à la différence des densités, il arrive qu’au haut de la tour on respire l’air ordinaire pendant que l’oxygène exaspère le tempérament des Quiquendonniens.

Partant de ce principe, on voit au bas de la tour les Flamands en rage se mettre à la recherche du docteur pour l’écarteler ; puis, à mesure qu’ils montent l’escalier, leur colère tombe, et ils finissent par inviter à dîner celui qu’ils se promettaient de couper en mille morceaux. Pradeau, surtout, dans ce jeu de scène, se montre d’une finesse et d’un talent de comédien inimitable.

Il y aurait encore bien d’autres effets de ce genre à noter ; mais le temps nous manque pour le faire.

D’après ce qu’on vient de lire, on pourrait imaginer qu’on connaît la pièce. Eh bien, ce serait une erreur.

Les auteurs, nous en voudront peut-être de le dire, mais la vérité est que la pièce n’est pas cela du tout.

La pièce c’est… Mme-Judic. Elle est la pièce et elle est le succès. Elle est la gaieté, le mouvement, la poésie même ; quant à la beauté, nous n’en parlerons pas. Qui ne l’a vue sous sa belle perruque noire à la Louis XIV ne connaît pas sa Judic.

Nous pourrions presque en dire autant pour la musique que nous venons d’en dire pour le livret. La musique du Docteur Ox, c’est
Judic encore et toujours. C’est pour elle que le maestro a réservé ses plus fraîches inspirations et ses rhythmes les plus originaux. Son rôle s’étend d’un bout à l’autre de la gamme dramatique, et il permet à la fine diseuse de chansonnettes de se montrer à certains moments presque grande chanteuse d’opéra.

Il serait injuste cependant de dire qu’Offenbach ait mis tous ses œufs dans le même panier, si joli qu’il soit, et nous devons reconnaître qu’en dehors des morceaux chantés par la diva, sa partition contient d’autres éléments de succès qui ont été chaleureusement saisis au passage.

Dupuis, Pradeau, Léonce et Baron, dans des rôles un peu effacés sont amusants et contribuent au bon effet d’une pièce pour laquelle, là direction des Variétés s’est mise en frais éblouissants de costumes et de décors.

M. Bertrand n’aura pas à regretter ses magnificences.

FRANÇOIS OSWALD.

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